Allée des Artistes (mercredi, 29 octobre 2008)
Je marche dans l’allée des Artistes.
Je note les noms. Mon carnet est mince & je ne parviens pas à lire ce que j’y écris, mais je sais que c’est juste, que ce sont les bons noms, ceux dont j’ai la garde depuis des dates que seul mon cœur connaît.
Cette marche, c’est soupirer d’impossibles soupirs, me souffle Augustin l’Algérien qui sait que le monde est devenu vieux & que la vie perdue des morts, devient la mort des vivants.
Le monde est vieux & je cherche un nom que je connais depuis toujours.
Le monde est vieux. Je longe les noms, j’épelle les noms, je mâche les noms, j’avale les noms, j’éructe les noms, j’avoue les noms.
Je suis le dénominateur commun à tous ces noms.
Je marche dans l’allée des Artistes. Le ciel est bleu porcelaine.
Je ne reviens pas sur mes pas. J’avance.
L’allée est très longue, interminable. Le temps n’y a ni début, ni fin. Le temps, ici, délivre du temps.
L’allée est longue, bordée de tilleuls. On la monte puis on la descend chaque dimanche. Du village au château & retour. L’enfant s’ennuie. Il boude. Il marche les poings dans les poches de sa culotte anglaise. Derrière les adultes parlent & parlent & parlent. L’enfant a déjà ce regard buté qui ne le quittera pas. Lorsque les parents, les cousins, viennent passer le dimanche à la campagne il faut visiter le château. Planchers qui grincent, trophées de chasse, chapiteaux corinthiens, obélisques, empilages de tambours rebondis, chapelle du Pérugin, boiseries, cheminées en pierre de Lézinnes, Vénus, Junon, Pallas, nues au milieu d’une foule d’hommes habillés & de forgerons culs nus qui frappent, frappent encore, l’enfant n’y comprend rien, mais les seins des femmes lui plaisent beaucoup. Ensuite le parc & inévitablement la promenade le long du canal qui se déverse dans les douves.
Comment savoir si on rêve d’hier, d’hui ou de demain. Le rêve est au présent & ne donne aucun renseignement sur l’écoulement du temps.
Devant une tombe, des anémones roses du Japon se tournent vers le soleil, le vent les ébouriffe amicalement, il ne fait pas trop chaud aujourd’hui. Je boite moins.
Je marche entre les tombes, je continue de copier les noms dans mon mince carnet, c’est le sens de ma vie me semble-t-il. Chercher les noms, copier les noms, les piquer de ma plume, comme d’une aiguille d’acupuncteur, pour les détendre, les assouplir, leur donner de l’aisance, de l’énergie, de la voix, de la vie encore.
La lumière tremble & vacille, la lumière porte une musique, une musique étonnée d’elle-même. Elle franchit le ciel, les siècles, elle franchit les stèles, les dalles, elle entre dans les tombeaux, rajeunit les morts, elle s’enroule autour de moi, sonne claire dans mon corps fatigué, fait chanter des noms révélés, portés, des visages qui, apparaissent à peine, pareil à des pastels trop frottés, estompés, mais d’une estompe qui n’efface pas, d’une estompe qui révèle, montent, flottent, prennent corps, tourbillonnent, s’envolent, filent dans le ciel ébahi.
Extrait de Allée des Artistes, à paraître en 2009
La photo est de Magdi Senadji (in Senadji/Bovary, éditions Marval) à qui ce texte est dédié
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