J.-B. Pontalis, 15 janvier 1924 — 15 janvier 2013 (jeudi, 17 janvier 2013)
Avec toute notre affection pour Jenny, Élise, Flore & Mathieu…
Clairières
« Souvenir d’une randonnée pédestre qui soudain nous fait déboucher après la longue traversée d’une forêt sur une clairière lumineuse. Souvenir de ce jour où nous étions étendus sur l’herbe, c’était au bord d’un lac de montagne, nous nous sommes plongés une minute dans l’eau glaciale, sur la rive le soleil nous brûlait, et ce moment, ce lac m’étaient une clairière. Souvenir plus ancien d’un rond-point entouré de chênes où s’étalait la nappe blanche attendant le pique-nique à l’abri dans ses paniers d’osier. Souvenir tout récent du visage de Claire, visage souvent maussade, fermé que venait ouvrir, quand je m’y attendais le moins, un sourire et alors c’était tout son corps qui irradiait de lumière.
Clairière : lumière, fragiles rayons de soleil à travers les feuilles, ouverture, mais ouverture au creux de ce qui est longtemps resté opaque.
Combien de fois, en analyse, ai-je eu le sentiment, après des semaines, des mois d’avancée laborieuse, de parvenir à une clairière !
Quelqu’un m’a fait remarquer qu’on trouvait ce mot à plusieurs reprises dans mes livres. Est-ce le mot, sa sonorité, que j’aime ou ce qu’il désigne ? Fausse question : les deux se confondent.
Je ne saurai pas démêler tout ce qui, au fil du temps, est venu se condenser dans ce mot de clairière. J’ignore pourquoi ce mot si clair est l’objet d’un attrait qui l’est si peu.
Voici qu’une amie philosophe me rappelle avec malice que les heideggeriens se réservent quasiment l’exclusivité du mot. Que d’obscurs commentaires sur la “clairière de l’Être” !
C’est égal : personne ne me confisquera ma clairière. Pas question de l’enfermer dans une métaphysique. C’est un mot qui touche tous mes sens. Je n’en fais pas l’objet d’une méditation infinie, je le goûte avec mes yeux, je le savoure dans ma bouche, je laisse doucement entrer dans le creux de mes oreilles. Il est mien mais je ne le garde pas pour moi. Dans mes clairières, je ne suis jamais seul. »
J.-B. Pontalis
Fenêtres
Gallimard, 2000, rééd. Folio n° 3642, 2002
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