Sylvie Monange, « À l’Ancre bleue » (samedi, 28 juin 2014)
« 17 novembre
Écrire, c’est vraiment se mettre en dehors. C’est pour ça justement que je suis venue habiter ce rivage écarté. Je ne me sentais chez moi nulle part. Et jamais je n’ai vraiment pu prendre au sérieux les règles d’aucun jeu. Ici, j’ai trouvé ma marge : cette bande de terre méprisée des paysans, d’où les marins s’élancent pour des courses lointaines. En somme, je suis acculée face à la mer par les champs de choux-fleurs. J’ai tourné le dos aux hommes, et cet élan vers l’infini dont j’avais honte dans la cité grouillante, je peux enfin le laisser libre comme un jeune poulain. Je ne dois plus de comptes à personne et je n’ai pas peur d’être ridicule. Je vis enfin.
Je bénis ces moments où l’écriture se révèle à moi dans sa vérité : la vraie vie. Mais je n’arrive pas toujours à la voir ainsi. Et pourtant, je suis sûre qu’elle seule est la vie. Cela ne fait pas tout à fait deux mois que je suis ici, et il me semble que je ne pourrai plus jamais revenir en arrière. Je sens bien que je deviens de plus en plus inapte à ce que les autres appellent la vie. Je m’en rends compte quand la mère Goalc’h, par exemple, étonnée de me voir encore là et tâchant d’en savoir un peu plus, me dit : “Alors, on ne s’ennuie pas ?” J’ai beau me creuser la tête pour trouver une activité banale qui satisferait sa curiosité, je n’y arrive pas. Je ne peux tout de même pas lui dire que je ne fais rien, si ce n’est écrire de temps en temps dans le cahier de brouillon que je lui ai acheté en arrivant ! Non, je ne pourrai plus supporter l’ancienne vie, quand je jetais un pont d’agitation sur le néant des jours.
13 juin
Qu’importe ce que j’ai été : quand j’ouvre ce cahier et que je commence à écrire, je sens bien que c’est ma vie que je sauve, en un instant. Mais je sais aussi qu’elle est toujours à sauver et que jamais je ne serai en repos. Je vivrai vieille et jusqu’au bout je chercherai. »
Sylvie Monange
À l’Ancre bleue
Coll. Le Chemin, Gallimard, 1986
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