Pascal Quignard, « Mourir de penser » (lundi, 08 septembre 2014)
photo : © CChambard
En librairie le 10 septembre 2014
Sur la radiation de la pensée
[extrait du chapitre xxxii]
« À la fin de la nuit, quand les chats quittent les coussins, quand tout à trac ils renoncent au point d’eau qui luit dans l’ombre sur le carrelage rouge de la cuisine, quand ils passent sans le voir devant le bol rempli de croquettes, quand ils gravissent avec leurs pattes de velours les marches de l’escalier qui monte à la chambre, quand ils poussent du front la porte ou qu’ils abaissent la poignée d’un coup de patte, ils ne grimpent pas sur le lit, ils ne piétinent pas le torse de leur maître pour le réveiller comme nous en avons, chaque aube, l’impression pénible ou irritée ; ils ont détecté de très loin l’arrêt du sommeil ; ils surprennent le réenclenchement neurologique. Sentant que le radiateur de pensée s’est remis en route, ils ne tolèrent pas qu’on feigne de dormir ou qu’on cherche à gratter des secondes sur la nécessité de se lever. Se fait alors un branchement neurologique de cerveau à cerveau ; non pas de signification à signification ; mais d’activité cérébrale à activité cérébrale. Les chats détectent l’électricité de la veille à distance (avant que le corps soit présent dans la pièce). Ils captent. (Par exemple de la cuisine au bureau, ils perçoivent à distance, de là ils trottent.) Ils se dirigent là où la pensée est la plus chaude. La concentration mentale de leur maître, ou d’un autre chat, ou de n’importe qui (un petit mulot qui a peur, un écureuil qui tremble), les appelle comme un pôle magnétique. C’est l’agitation de la pensée (en latin l’e-motio de la co-agitatio, en grec l’énergeia de la noèsis) qui les rend heureux. Les contenus de la pensée (les noèmes) leur sont parfaitement indifférents. L’effervescence électrique de l’autre corps est comme un poêle de faïence tout chaud, un gros radiateur de fonte où passe l’eau en gargouillant, auprès duquel ils se sentent bien. Auprès duquel leur vie est sous tension, où la relation s’est rejointe. Ils posent leurs coudes, rangent leurs mains, ou s’enroulent ou s’allongent, ils sont comme dans le ventre de leur mère, ils peuvent s’endormir avec confiance auprès d’un être dont la vigilance géante les protège. »
Pascal Quignard
Mourir de penser
Grasset, 2014
14:02 | Lien permanent | Tags : pascal quignard, mourir de penser, grasset
Commentaires
Pour écrire ces lignes, il faut à la fois être un penseur né et partager la vie des chats de façon très spéciale.
Je crois savoir qu'il n'y a pas si longtemps que Quignard cohabite avec eux et qu'il existe entre eux une fascination réciproque. Ceci explique cela.
Quoi qu'il en soit, c'est une façon toute personnelle de décrire les mécanismes de la pensée pensante.
Écrit par : marie-brigitte RUEL | samedi, 27 septembre 2014