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Michel Jullien, « Denise aux Ventoux » (vendredi, 24 février 2017)

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« On est passé, on a doublé la léproserie des chênes, mais ils font encore de grandes histoires à votre silhouette, des gestes éberlués. Vous vous retournez à vingt mètres, ils se trouvent très petits, soudain petits d’être tortueux, ancêtres du chemin, ils inspirent la pitié des bonsaïs empotés sur une étagère, ils en ont le ridicule, le racolage.

Après eux vient la passe des sapins dans quoi l’escouade des chênes me vit pénétrer comme un miséreux fou décidé d’en finir. Autre strate. Il avait neigé plus tôt dans la saison, peu avant. La cime du Ventoux n’en gardait rien sinon ici et là des plaques irrédentistes auxquelles l’ancien hiver lui-même avait cessé de croire, lâcheur. C’est plus bas, dans les sapins, à couvert, vers mille cinq cent mètres que la croûte tenait ses places. J’avançais au métronome de Denise, elle se déhanchait devant moi lorsque, à un mètre près, d’arbre en arbre, à même hauteur de branches, une ligne de partage tirée dans la ramure accusait l’étiage neigeux. Un pas de plus suffisait à franchir la couleur, une enjambée du vert au blanc, une enjambée donnant passage à l’ombre des feuillées, à croire que les sornettes des vieux chênes avaient quelque fondement. Par places la neige manquait et ailleurs on ne pouvait l’éviter. Les nuits l’avaient durcie, elle faisait des ourlets grands ouverts en bordure de chemin, sans adhérence, décollée comme un ongle, la plaque sans toucher le sol avec, par-dessous, des ruissellements essentiels, le terreux du blanc. Dessus, les pas tâtonnaient, soucieux de l’épaisseur ; la marche allait à deux temps : un coup de la semelle tenait l’adhérence avec le bruit de croustade que rend une biscotte attaquée sous la dent, un coup la croûte de neige cédait sous mon poids avec la sensation subite d’une dent cassée. Neige chausse-trappe, gélive et molle, rien ne laissait prévoir ce que serait la prochaine foulée. Le rythme s’en ressentait, un pas gagné, l’autre manqué. »

 

Michel Jullien

Denise au Ventoux

Verdier, 2017

13:06 | Lien permanent | Tags : michel jullien, denise au ventoux, verdier