Derek Munn, « Vanité aux fruits » (mardi, 07 mars 2017)
DR
« Des secrets commencent avant qu’ils n’existent. Et quand on en garde un on cache sûrement aussi quelque chose à soi. Je ne sais pas ce que je me cache, si je savais ce ne serait pas un secret. Le melon incarne ce secret.
Je n’ai jamais détesté les melons. Ils m’attirent autant qu’ils me dégoûtent. Cet été, sans en avoir l’intention, j’en ai acheté un. Le marché c’est comme ça. On prend des habitudes, on privilégie certains vendeurs, on finit par les connaître. On se fidélise, on acquiert des obligations de la sociabilité, et parfois on fait des achats amicaux plutôt que nécessaires. Je me sentais confus, immédiatement gêné. C’était trop pour moi, dans ma tête c’était un fruit de famille. Il me semblait usurper quelque chose. Je l’ai mis dans mon panier, je l’ai caché, je n’aurais pas voulu que Nathalie voie que je l’avais acheté – peur délirante qui me troublait tant qu’il est resté encore des traces du melon à la maison. Je l’ai posé sur la table. Je l’ai regardé. Il était beau, rugueux. Comme une pierre. Il y avait du poids dans son apparence. Je n’ai pas essayé de le dessiner, le peindre. J’ai tenté seulement de l’admirer, d’être convaincu par sa beauté, sa présence. Je mangeais déjà très peu, mon corps prenait de plus en plus son indépendance et je ménageais mes forces, conservais mon énergie un peu comme on le fait avec de petits appareils en retirant les piles quand on ne les utilise pas. Je savais que le melon serait facile à ingérer, je n’avais pas envie de le manger, mais je me sentais obligé de le faire. Je l’ai coupé en deux d’abord. Il s’est ouvert comme une mémoire. Le cœur grouillait de pépins luisants comme des vers. J’ai préparé une tranche et je l’ai mangée très rapidement. Une deuxième. Il était bon. Très bon, juteux. Il donnait l’impression que c’était ma bouche qui était juteuse. Ma salive coulait comme une source. Puis je me suis arrêté. Pour aucune raison particulière. Le plaisir du goût s’est transformé, est devenu une sorte d’envie répulsive. Il faisait chaud, j’avais froid. Je me suis mis à transpirer. »
Derek Munn
Vanité aux fruits
L’Ire des Marges
12:49 | Lien permanent | Tags : derek munn, vanité aux fruits, l'ire des marges