Patrick Varetz, « Petite vie » (vendredi, 21 avril 2017)
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« Écrire relève du cauchemar, puisqu’il nous faut sans cesse retourner au point de départ, lui pour se racler le crâne, et moi – serrant les doigts et les dents – pour retranscrire des phrases que je connais par cœur. Les mot, à force d’être répétés, acquièrent des sonorités fantasques, pour ne rien dire d’une opacité inquiétante qui achève de les désunir. Daniel, mon pauvre père, remue les lèvres sans parvenir à rassembler ses esprits, pointant du doigt – dès qu’il le peut – mon manque d’attention. Il a beau aligner les propositions les unes derrière les autres, tout cela ne tient pas. Le souffle qui traditionnellement lui manque, à chaque effort ou irritation soudaine, lui fait également défaut en matière de style. Proprement désorienté, il est incapable de se projeter au-delà de la dernière syllabe qu’il vient de prononcer. Le vocabulaire inoffensif, qu’il se contraint pour cette fois à employer, ne possède pas – il le déplore – la vigueur de l’invective dont il est coutumier. À défaut de me laisser recopier en l’état la dernière version à laquelle nous venons d’aboutir, il lui faut retravailler – jusqu’à l’obsession – la chute dont il entend parachever notre chef-d’œuvre. Régulièrement, j’interroge la minuscule horloge en formica, accrochée au-dessus de ma tête, priant pour que le temps ait secrètement précipité la rotation de ses aiguilles. Violette, ma mère – la cigarette au bec –, se résout enfin à poser deux assiettes vides sur un coin de table, mais il n’entre pas dans les vues de mon père de nous accorder la poindre pause. Impuissant à trouver le repos, il avale son vin débout, et – en tirant lui aussi sur une Gauloise – s’empresse de se resservir. La bouche noircie, le visage exsangue, il paraît brûler d’une rage froide qui exclut toute forme de compromission. »
Patrick Varetz
Petite vie
P.O.L, 2015
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