Maurice Olender, « Un fantôme dans la bibliothèque » (lundi, 12 mars 2018)
© Guillaume de Sardes
« D’un train à l’autre
De la mémoire que j’ai essayé de dire, je ne sais pas grand-chose. Il en est pourtant une que je connais, ou plutôt que j’éprouve, chaque fois que je traverse une frontière, et qu’on me demande de justifier, en l’exhibant, mon “identité”. Cette mémoire habite le corps des récits qui m’ont bercé, dans la chaleur inquiète des nuits où l’enfant, solitaire, passait d’un train à l’autre, d’un cauchemar à l’autre, sans jamais arriver, sans jamais savoir où le souvenir allait le mener.
Assis sur les dalles rouges d’une maison aux murs indistincts, le petit enfant regarde, avide. L’inquiétude ne trouble pas son regard. Il ne sait pas encore ce qu’il devra un jour oublier. Ce qu’on lui raconte, qu’il ne retrouvera jamais, meuble son sommeil. Tout cela s’abrite en lui, qui devra porter tant de vies, tant de morts, sans pouvoir être dessiné dans ses cahiers.
Du passé, il ne saura rien ; de l’avenir, il se croira le maître. En présence des choses, il jouera. Rien ne réparera jamais sa tête creuse. C’est tout ce qu’il ne retient pas qui l’habite, tout ce qu’il ne sait pas qui le guide. D’un pas certain pourtant, il avance, confiant.
L’enfant rit. Et divertit tous ceux qu’il croise. Il se retrouve dans tant de visages, souriant au passage. Et quand une larme enfin vient combler un regard, il sait le mort tout proche et le serre dans ses bras en pleurant. Le cœur de l’enfant s’embrase alors, et il voit ce que nulle mémoire, jamais, ne pourra renfermer. »
Maurice Olender
Un fantôme dans la bibliothèque
La librairie du XXIe siècle, Seuil, 2017
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