Jane Jian, « Le petit bassin de Taipei » (mardi, 12 juin 2018)
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« Je suis arrivée à Taipei il y a tout juste quinze ans. Entre temps, j’ai connu quinze grands déménagements et une vingtaine de petits déplacements. […]
De par son destin particulier, Taipei possède une fascinante nature théâtrale. Or les écrivains aiment par-dessus tout les lieux dramatiques.
En ce qui concerne ma vie quotidienne, je me suis bien évidemment déjà faite à certaines choses : à midi, assister à la prière lors des fêtes folkloriques dans l’immeuble où vit ma famille maternelle ; l’après-midi prendre un café européen dans un hôtel touristique de classe internationale ; le soir, manger des vermicelles au bouillon de viande dans une vieille gargote populaire du Rond-Point, acheter des châtaignes de Tianjin et des remèdes à base de peau de pastèque en provenance du continent ; soupeser une livre de thé Oolong de Nantou ; choisir avec soin des prunes de Californie, des grands pommes du Japon ou un durian ; acheter pour le souper des petits pains ronds artisanaux du Shandong pour les manger comme des sandwiches avec du bacon hongkongais. Je rentre à la maison et je regarde la chaîne japonaise NHK grâce à l’antenne satellite, je sirote seule un verre de vodka soviétique. Je me suis accoutumée à ces conjonctions imprévues.
Taipei fait disparaître les quatre saisons et rend plus floues les frontières nationales, il embrasse à la fois le classique le plus local et le moderne le plus avant-gardiste. Il aime se transformer avec audace, répare maladroitement les catastrophes causées par les bouleversements du temps, jusqu’à ce qu’enfin une logique unique émerge dans la ville : se servir du changement pour rétablir l’ordre, résoudre les problèmes anciens avec du neuf et, pour affronter les nouveaux défis qui se présentent à elle, se remodeler de façon encore plus créative. Et ainsi les problèmes semblent disparaître.
Je suis à moitié campagnarde, à moitié habitante de Taipei. Peut-être qu’avec l’âge je prendrai le chemin du retour vers mon village natal, mais je n’oublierai jamais Taipei, ce petit bassin magique. C’est lui qui a hébergé ma jeunesse fragile et m’a permis de réaliser les plus beaux de mes rêves. Au moins j’aurai laissé dans ce bassin quinze traces de ma mue, et peut-être y en aura-t-il encore d’autres. »
Jane Jian
« Le petit bassin de Taipei »
Traduit du chinois (Taïwan) par Wu Ching-jin Soldani
In Taipei. Histoires au coin de la rue
Anthologie de nouvelles et chroniques préfacée par Gwennaël Gaffric
L’Asiathèque, 2017
https://www.asiatheque.com/fr/book/taipei-histoires-au-co...
pour la gastronomie qui figure dans ce livre, un lien : https://lettresdetaiwan.com/2017/09/03/sur-les-traces-de-...
14:22 | Lien permanent | Tags : jane jian, le petit bassin de taipei, wu ching-jin soldani, taipei.histoires au coin de la rue, gwennaël gaffric, l'asiathèque