Louis-René des Forêts, « Poèmes de Samuel Wood » (dimanche, 23 septembre 2018)
© Jacques Robert / Gallimard
« En navigateurs aussi hardis qu’aveugles
Peu leur importe où ils mettent le cap, ils foncent
Par tourmentes et naufrages jusqu’au point suprême
Et c’est le même pour chacun d’entre nous
Ils n’y cueilleront après tant de vaillance
Que le fruit empoisonné des ténèbres
Auquel devra goûter pareillement quiconque
Pour retarder la redoutable échéance
Ne s’aventure qu’à petits pas prudents
Ou cherche refuge dans les tâches ordinaires.
Plus rares ceux qui lui trouvent si peu d’amertume
Qu’ils le consomment comme un philtre bénéfique
Délivrés d’eux-mêmes et rendus au sommeil
Tels ces risque-tout malmenés par le sort
Engloutis corps et biens dans l’abîme des mers.
Pour nous qui ne l’avons pas bu avant l’heure
Quand sonnera celle d’en approcher nos lèvres
Puissions-nous l’avaler sans faire de manières
Quoiqu’il en coûte d’y être astreint par l’âge
Non par libre volonté de se détruire
Ni dans le tumulte d’une action conquérante
Mais le cœur viendrait-il à nous manquer
Mieux vaut blêmir devant ce fiel à boire
Que rougir d’avoir encore envie de vivre
Ne fût-ce qu’afin de réparer nos torts
Qui grèvent la mémoire d’un passif cuisant.
Silence. Veille en silence. Pourquoi t’obstiner
À discourir sans rien savoir sur la mort ?
Que du mot même émane une force sombre
Crois-tu par tant de mots pourvoir l’adoucir,
Donner un sens à l’énigme du non sens ?
Vois plutôt vaguer les oiseaux au soleil
Écoute leur concert la nuit dans les bois
D’où s’élèvent en trilles maints duos amoureux
Qui sonnent clair comme les eaux des montagnes.
Si proche soit la fin que tu sens venir
Libère-toi de ton funèbre souci
Épouse la liesse des créatures du ciel
Vivre et chanter c’est tout un là-haut ! »
Louis-René des Forêts
Poèmes de Samuel Wood
Fata Morgana, 1988
rééd. in Œuvres complètes, Gallimard, coll. Quarto, 2015
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