Michel Jullien, « L’île aux troncs » (jeudi, 08 novembre 2018)
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« Tchoubine et Sniezinsky furent des premiers colons, la fournée de 49, deux vétérans parmi les cent trois estropiés cinglant vers l’île le mardi 4 octobre, un vapeur. Personne ne vit les voyageurs débarquer à la force des bras, une queue-leu-leu sur la passerelle, leur démarche sur les mains, le tronc oscillant, un paquetage minuscule accroché dans le dos, leur regroupement sous les mélèzes, cent trois samovars postés sur la grève et l’au-revoir de tous ces bras à l’équipage. Bientôt le lac durcirait pour des mois. Le vapeur appareilla, sa cheminée fit un toupet noiraud dans les brumes de Valaam, on ne le vit plus – sa fumée, son fuselage –, et lorsque la colonie s’ébranla vers le centre de l’île avec cette neige et cette façon d’aller, on pensait à un banc de pingouins. Cent trois samovars, une petite congrégation insulaire, le ramassis des grands lendemains.
Au monastère, les nouveaux arrivants eurent le choix des cellules. Kotik et Piotr élurent deux loges attenantes au centre de l’allée, dans l’enceinte, presque à regret. Ils auraient préféré la même, empiler des châlits afin qu’aucune cloison ne les éloignât mais, cette année-là, le parc immobilier permettait que chacun fût chez soi. Ce n’est qu’ensuite, fallut se tasser, le monastère se remplissant à la faveur des transports printaniers. Pour l’heure, début d’hiver, les nouveaux résidents ne se marchaient pas sur les pieds, les murs marquaient une tendance au vide, en plus de quoi quelques âmes affectées dans cette retraite insulaire n’avaient pu supporter les rigueurs magistrales de la première saison, libérant des cellules. Ce ne fut pas le cas des deux comparses en leur nouvelle terre. Au contraire, Valaam les secoua, l’espace, le frimas, la nature, une certaine hygiène recouvrée, un minimum de soins dispensés, une vie communautaire mieux réglée parmi leurs prochains, la quiétude insulaire, les vapeurs lacustres, une diète éthylique vivifiante, du bouillon chaud, un toit, des nuits, du régime, un peu des bienfaits d’une cure. Après des années de macadam, la pause erratique les transforma. Aux heures de la journée, leur métabolisme savait renouer avec les conséquences d’une cuite. Les couperoses s’affadirent aux joues de Sniezinsky. Il désenfla, le pourtour mieux cintré et l’humeur retrouvée, non pas pour le petit gain esthétique mais, principalement, parce qu’en ces derniers temps à Leningrad il se fatiguait de traîner son ventre à même le sol lorsque les jambes n’aidaient en rien à le rehausser. Voici qu’entrait désormais un trop-plein de vide entre son froc et lui-même. Il s’en procura un nouveau, moins ample, de bon tissu. Ses toux s’apaisèrent, se turent, n’éclatant qu’aux premières minutes du réveil ; encore un peu et sa trachée s’épura au sortir du premier hiver. Il s’occupait. Sur le seuil de sa cellule Piotr s’adonnait à un petit commerce épatant, tailler des cuillères en pin sibérien, des bols dans le bois, creuser des écuelles au canif, racler des timbales, ses mains occupées à façonner des couverts qu’il entendait troquer non pas contre une planchette mobile comme beaucoup en possèdent mais un vrai fauteuil, avec des roues, une assise et un dossier. »
Michel Jullien
L’île aux troncs
Verdier, 2018
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