Samy Langeraert, « Mon temps libre » (vendredi, 28 juin 2019)
© : Guka Han/Verdier
« J’ai compris quelque chose : le temps s’écoule autour de moi, mais pas en moi. Tout au plus, il me frôle. Mon temps n’a rien à voir avec ce temps qui passe à l’extérieur. C’est un temps ralenti, ou engourdi, un temps un peu malade que j’émiette et qui tombe comme une neige lente, poudreuse. Aujourd’hui, par exemple, j’ai mis une heure et demie à prendre la décision d’ouvrir un compte bancaire, puis à peu près deux heures à choisir dans quelle banque, suite à quoi j’ai rempli un formulaire avec la précaution la plus extrême. Je le posterai peut-être demain, à moins que je ne change d’avis à ce sujet. Pourquoi ouvrir un compte en banque ? Pourquoi me lever avant onze heures ? Pourquoi sortir et apprendre à parler correctement la langue des gens d’ici ? Chaque jour apporte son lot de questions et plutôt que d’y répondre, je vaque à mes occupations habituelles, autrement dit, je réponds à d’autres questions, beaucoup plus simples. Au problème constitué par un temps chaud et sec, je réagis en arrosant les plantes. À la poussière qui s’accumule, je réplique par quelques coups de balai. À la faim et la soif, j’oppose des solutions diverses en fonction des boissons et de la nourriture disponibles, et ainsi de suite. Mes journées sont la somme d’une longue série de réponses à des problèmes de base. Le traitement des problèmes complexes est remis à plus tard. Mais à vrai dire, parfois, même les problèmes élémentaires me paralysent : je ne sais pas si j’ai faim, si j’ai suffisamment dormir, s’il est temps de balayer ou d’arroser les plantes. Et ainsi, les jours passent, et je travaille à peine, je lis et j’écris peu, la nuit arrive toujours plus vite. Sur le balcon, les géraniums produisent une quantité impressionnante de fleurs et les petits pois grandissent irrésistiblement, en s’agrippant à tout ce qu’ils trouvent, y compris à eux-mêmes. Lorsque leurs vrilles trouvent un support, elles s’y enroulent avec une frénésie étrange. Encore ni fleurs ni cosses, rien qu’une montée vertigineuse. »
Samy Langeraert
Mon temps libre
Coll. « Chaoïd », Verdier, 2019
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