Christophe Pradeau, « Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit » (samedi, 29 juin 2019)
© Sophie Bassouls
« Je suis à quatre pattes – c’est le premier souvenir, celui au-delà duquel il sera à jamais impossible de remonter – le nez levé vers ma mère, qui, tout là-haut, cheveux dénoués tombant jusqu’aux reins, dressée comme une danseuse sur la pointe de ses pieds nus, ongles peints aux couleurs de l’aurore, pousse du doigt la grande aiguille de la pendule, celle de la cuisine, demeure mystérieuse du coucou qui chante à longueur de temps, apprivoisant les heures, et le geste de ma mère fait brusquement lever en moi le soleil noir de l’angoisse, sentiment encore inconnu et dont je ne ferai de nouveau l’expérience, auquel du moins je ne saurais donner un nom, que bien des années plus tard, au passage de la cinquantaine, qui fut pour moi aussi redoutable que celui du Cap Horn pour les caravelles espagnoles. L’angoisse me fouaille le ventre dès l’instant où je comprends, effrayé de voir que les aiguilles s’emballent, comme prises de panique, que le geste intrusif parfaitement inconséquent, de la jeune femme dont le corps me surplombe, menace de détraquer le temps, que l’on entend grincer, gémir, dont les jointures commencent à craquer, menaçant de céder. Je ne saurais dire quelle forme pitoyable ou majestueuse le temps prit à mes yeux en ce jour très ancien de ma prime enfance, rien en tous cas qui ressemble d’un peu près au figures volontiers grand-guignolesques que je découvrirais bien plus tard dans les gravures des livres ou dans les ténèbres domestiquées des cinémas du Quartier latin : squelette ricanant un sablier à la main, silhouette voilée de noir striant l’air du tranchant de sa faux, dément cyclopéen déchirant de ses ongles, dévorant le corps hurlant de ses enfants, ou mélancolique vieillard au regard aussi immobile que l’eau morte d’un étang, où l’on n’en finirait pas de tourner comme dans l’hélice des grands puits à vis de l’antique cité d’Orvieto, mais je sais que je l’ai vu et que le voyant j’ai anticipé l’instant inéluctable, catastrophique, où il faudrait qu’à la fin se dégondent les hautes portes de bronze qui défendent l’existence contre les coups de boutoir, les morsures, le lent travail d’érosion, lame après lame, auquel se livre à chaque instant, dans le réduit des corps, l’inlassable ressac du néant. C’est ainsi du moins que je m’imaginais à six, à onze ans, la tête pleine d’histoires absurdes de vallées perdues, la précarité de l’existence : une civilisation mystérieuse, lointaine héritière peut-être des Atlantes, ayant prospéré, en marge de l’aventure humaine, dans le secret d’immenses cavernes souterraines, dont la survie dépend des remparts édifiés jadis pour contenir les assauts de l’Océan, dont les eaux battent sans relâche digues et barrages, tourbillonnent contre les portes qui maintiennent hermétiquement closes les passes par où les vagues ne demandent qu’à venir s’engouffrer pour emporter avec elles jusqu’au souvenir de l’enclave, de ce monde autonome aussi renfermé sur lui-même qu’une bulle d’air dans une goutte d’ambre ou dans l’eau d’une agate. Et j’avais conscience, tout en rêvant, que le coucou, que ce rêve qui n’en était pas un mais le véhicule d’un souvenir, contenait en lui toute mon existence, que mon existence tout entière contribuait à donner rétrospectivement sa forme à la scène oubliée, qui ne s’inscrivait pas seule, parfaitement détourée, sur l’écran de mes paupières closes mais charriant avec elle mille souvenirs enfouis, réchappés de tous les âges de la vie, agrégés jusqu’à former une concrétion bosselée d’excroissances, semblables à celles auxquelles les spéléologues, balayant de leurs lampes le ciel des cathédrales souterraines, s’évertuent à donner un nom, immobilisant de la sorte la ressemblance fuyante, qui flotte incertaine, dans les profondeurs des formations calcaires comme le pressentiment d’une forme emprisonnée : l’Ours, le Bison, le Centaure, les Cerfs affrontés, l’Hyène rampante, le Grand Bénitier, l’Homme-Oiseau ithyphallique… »
Christophe Pradeau
Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit
Verdier, 2017
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