Pascal Quignard, « Un pied d’homme qui brûle » (vendredi, 06 décembre 2019)
photogramme du documentaire L'Europe des écrivains de David Teboul
« C’est ainsi qu’il n’y a pas de fin à nos jours.
Le “fil” de l’intrigue n’existe pas.
Les pistes des grèves, des oiseaux, des arbres, des hommes et des bêtes divergent dans le temps, se brouillent dans l’espace, se perdent dans la mort.
Il me semble qu’à la fin de mes jours, de mes livres, de mes spectacles, à force de se dérouter des routes, de se dévoyer des voies, des sentiers, des sentes, la trace que creusaient mes pas ne se distinguait plus de la forêt elle-même.
C’est le fragment LXXI d’Héraclite : Celui qui oublie où conduit la route arrive sans fin.
Par la bonté de la brume qui monte sous le premier rayon qui en rencontre l’eau et lui adjoint ce peu de tiédeur qui l’échauffe, par la bonté de la rosée qui s’y dépose, se lève l’odeur merveilleuse, chaque matin, de la terre mouillée.
Et sur les bords de l’Yonne la senteur de la vase dans les mousses que la clarté touche, entre les mentes, dans les joncs.
À midi, la terre jusque là humide et noire est redevenue sèche et presque blanche. Je pousse la grille. Le pied nu, en se posant sur elle, la craquèle, la morcèle, la divise, et aussitôt en fait une sorte de poudre. C’est un sable doux qui est tiède sous la plante du pied qui s’enfonce. Puis qui y délivre son empreinte quand il se retire. On lève les yeux. C’est le soleil tout rond, l’étoile invraisemblable à laquelle on doit tout, qu’on ne peut même pas fixer. Héraclite écrit dans le fragment III : Le soleil pas plus large qu’un pied d’homme (podos anthrôpeion).
Notre corps en vieillissant subit une métamorphose qui se fait de plus en plus précise.
Nous sommes comme une photographie qu’on pose sur une flamme.
Nous ne connaissons pas d’autre énigme que la vie elle-même émouvant notre corps. »
Pascal Quignard
La vie n’est pas une biographie
Galillée, 2019
15:25 | Lien permanent