Claude Esteban, « Au plus près de la voix » (jeudi, 21 mai 2020)
© Jean-Marc de Samie / CIPM
« Peut-être que l’écriture qui est la nôtre nous enferme sans issue dans un espace à deux dimensions. Peut-être que la page écrite, fût-elle raturée, offerte à d’autres signes plastiques ou idéographiques, demeure un piège auquel on feint d’échapper sans jamais y parvenir. Mais si notre regard ne parvient pas à se détacher du livre et de ce qui est là consigné, il importe, du moins, que l’œil écoute1, ainsi qu’il fut dit une fois, et que l’oreille s’arrache à sa torpeur. Il nous faut restituer à la voix, celle qui murmure secrètement sous le couvert des lignes, quelque chose de son tremblement, de sa teneur unique, de sa fragilité aussi bien. Par-delà ou en deçà du discours, ce réseau de significations qui ne renvoie qu’à sa propre logique, la voix est véritablement un geste de la parole, un élan vocatif tourné vers l’autre, une question ouverte, offerte au dehors. Oui, tout autant que l’apparition du visage pour Emmanuel Levinas, la voix qui se devine dans le poème, c’est encore le corps de l’autre, tel qu’il m’apparaît et qu’il sollicite de moi que je le découvre dans son altérité fondamentale, étrangère et cependant garante de ma propre identité. Le poème, ainsi entendu, au sens premier du terme, devient le lien d’un face-à-face entre le Tu et le Moi, non plus sous le signe de la défiance et de l’opposition, mais sous les espèces d’une sorte d’assentiment qu’on pourrait appeler la justice ou, du moins, la justesse de l’esprit. Et Levinas dit encore, à propos de Paul Celan, de cette marche harassante entre l’espoir et la nuit : “Comme si, en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre désormais natale.2» Sans doute est-ce là se laisser entraîner vers quelques horizons qu’on estimera par trop improbable, mais le livre qu’on ne quitte pas des yeux, le livre de poèmes, ne peut-il, aujourd’hui ou demain, redevenir cet “instrument spirituel3” dont Mallarmé pressentait l’imminence ? Instrument spirituel et matériel tout ensemble : virtualité d’une musique, unisson du sensible et des signes, pierres légères sous les pas d’Orphée. »
(Dernier paragraphe d’une conférence prononcée au Centre International de Poésie Marseille en juin 2003)
1. Allusion au livre de Paul Claudel, L’œil écoute, publié initialement en 1946, et réédité, augmenté, en 1965. Les deux éditions sont publiées par Gallimard.
2. Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, Fata Mogana, 2003.
3. Stéphane Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », in Quand au livre, 1897 – disponible à la William Blake and Co. édit, 2011.
(Les 3 notes sont du blogueur)
Claude Esteban
Ce qui retourne au silence
Farrago, 2004
17:49 | Lien permanent | Tags : claude esteban, au plus près de la voix, ce qui retourne au silence, paul claudel, emmanuel levinas, stéphane mallarmé, farrago