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Vélimir Khlebnikov, « Le livre » (lundi, 10 août 2020)

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J’ai vu les noirs Véda

le Coran et l’Évangile

et les livres aux plats

de soie des Mongols

eux-mêmes faits de la cendre des steppes

du kizäk odorant

comme le font

les femmes kalmoukes chaque matin

faire un feu

et se coucher soi-même sur lui

veuves blanches

cachées dans un nuage de fumée

pour accélérer la venue

du livre

Ce livre un

bientôt vous le lirez     bientôt

Blanches     les mers brillent

dans les côtes mortes des baleines

Chant sacré     voix sauvage mais juste

Et les fleuves azur     sont les marque-pages

où le lecteur lit

où est l’arrêt des yeux qui lisent

Ce sont les grands fleuves –

la Volga où la nuit on chante à Razine

où on allume des feux sur les barques

le Nil jaune     où l’on prie le soleil

le Yang-Tsé-Kiang     où est la fange épaisse des humains

le Seine     où sont vendues des femmes aux yeux sombres

et le Danube     où toutes les nuits brillent

des hommes blancs sur les vagues     sur des barques en chemises blanches

la Tamise     où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules

l’Ob renfrogné     où on fouette le dieu tous les soirs

et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc

avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu

et le Mississippi     où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé

et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons

Le genre humain est le lecteur du livre

et la couverture porte l’inscription du créateur

mon nom     archaïques caractères bleus *

Mais tu lis nonchalamment

plus d’attention !

Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux

comme si c’était les leçons d’un catéchisme

Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers

ce livre un

bientôt     bientôt tu vas le lire

Dans ces pages saute la baleine

et l’aigle     qui a plié la page de l’angle

se pose sur les vagues marines

pour se reposer sur le lit du pygargue **

[1920] ms. automne 1921

 

* Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom

** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.

 

Vélimir Khlebnikov

Œuvres 1919 – 1922

Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

coll. « Slovo », Verdier, 2017

https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

18:53 | Lien permanent | Tags : vélimir khlebnikov, le livre, Œuvres 1919-1922, yvan mignot, slovo, verdier, véda, coran, évangile, mongols, steppes, volga, nil, yang-tsé-kiang, seine, danube, tamise, ob, mississippi, baleine, aigle, pygargue