Laure
Petit carnet rouge (extraits)
Vendredi 6 mai 1938
Et à la fin cela revenait à écouter avec des airs de disciples fervents des histoires de propriétaires ou de cuisine ou de femmes de ménage.
Abaissement abjection, quitter leurs préoccupations, leurs mesquineries, leurs petits buts, leurs vues courtes, leur terre à terre immédiat et suivre ta voie [ ] la tienne, celle d’aucun « autre » être humain. Connais-tu une destinée semblable à la tienne ? NON. Moi seule ai vu et vois comme on peut voir : absolument et de si loin –
Lundi 9 mai
Se faire rare manquer un rendez-vous et s’arranger pour le revoir le surlendemain seulement en présence d’un de ses amis pour que les autres soient témoins de son trouble ; ce qu’elle vivrait seule ne compterait pas, elle a besoin de démontrer et tout de suite, même aux plus vulgaires, surtout aux plus vulgaires.
[…]
Lundi 16 mai
Si je ne communique pas je me laisse m’embrouiller – cette plante qui pourrit tout ce qui lui sert de support – la vie à deux vide de sa substance l’un des deux – n’être dominée par aucune peur, de ce qui avilit, rabaisse mais ce qui détruit tout en soi.
Mercredi 18 mai
– Vous aimez comme source claire, tout est altéré parce que retrouver la vie dans son intégrité dans sa totalité.
[…]
Mardi 24 mai
Entrer dans un monde fiction où tu joueras un rôle devant moi dans lequel tu m’assignes une place délimitée.
– Vie d’ermite pendant que vient ce qui est échange poésie et amical tu le vivras à Paris, ça non.
Jeudi 26 mai
– Quelque chose
sourd déborde
les écluses craquent
douleur plus de douleur
la renaissance de la vie
– Plus rien de cette ardente passion ?
et cette affreuse inquiétude
et Lui
Non = rien
douleur
pas de douleur
immobilité
le silence dans ton corps
silence las de douleur
de tout en toi.
Samedi 28 mai
– et puis un jour le mouvement restreint et puis libre
vie physique
le corps comme la plante
la plante la terre
comme s’il s’implantait dans la terre par le mouvement, retrouvant force de pesanteur.
Corps détaché de toutes les lois physiques. De toutes ces impressions celle-ci est-elle bouillante ou glacée, que vous dirais-je ?
Plus de cris de douleurs ?
Jeudi 2 juin
– Versez l’eau bouillante
et puis posez la glace
je ne sens plus rien, rien
enfoncez vos épines dans la chair
– où est ma jambe ?
peut-être pendue dans les
branches de cet arbre
là où les pigeons font l’amour.
– Ton corps c’est la Loi
tout vient apres
Rien n’est plus heureux que cette renaissance
dans ton corps plus grave
Dimanche 5 juin
Vous n’imaginez pas quelle assez maligne cela peut être pour moi
Cette fois tous les ponts sont bien coupés : que peuvent comprendre à ma vie ceux qui se donnent des airs de tremper dans tous les complots, d’éventer les secrets profonds de rires gras comme au promenoir de vaudevilles, rires gras et rentrés, de prendre des petits airs.
[…]
Laure
Écrits retrouvés
Préface de Jérôme Peignot
Coll . Comme, Les Cahiers des brisants, 1987