Jacques Borel, « Ombres et dieux »
« Le chant, c’est l’homme, et qui d’autre l’aurait, cette voix, donnée aux dieux ?
L’homme est chant, le plus frustre, le plus démuni même, ou je voudrais le croire, est chant encore.
Une même voix, celle qui jadis chantait les dieux et qui aujourd’hui, sans l’avouer, lamente leur mort ?
Qu’en est-il, quand meurent les dieux, de ces rites auxquels ils présidaient : la naissance, l’éveil au monde, le sceau des corps, la mort et ce culte qui longtemps prolongeait la présence au monde des en-allés ?
L’invisible trace, pareille à celle des dieux, que dans la plaine de l’air laisse le chant, et comment tant d’êtres, il est aussi dans l’oreille, le cœur, ne s’y seraient-ils pas trompés ?
Seul peut-être le chant rédime : rédimés ceux-là qui au même appeau avec la même passion se prennent.
Plus que les dieux ne le furent jamais, lavés et purs ceux qui, les yeux fermés, dans le bain du chant se jettent et boivent.
Le chant, et qu’a-t-il de commun avec ce bruit uniforme qui des êtres traduit aussi la morne et répétitive uniformité ?
Elles meurent aussi les langues, et seule une langue morte pourrait encore peut-être chanter les dieux morts.
Et s’il n’était pas qu’en l’homme seul, le besoin d’adorer et de servir : le chien et son maître, comme si les bêtes aussi avaient leurs dieux.
Ces chevaux, ces aurochs, ces bisons, ces rennes sur les parois de Lascaux, ne les chantaient-ils pas eux aussi, ces ancêtres du lointain des âges, ou à quels autres dieux, souterrains ou errant au touffu des forêts, dans les constellations à demi visibles peut-être, allaient leurs obscures grâces ou leurs suppliques, allait leur chant ? »
Jacques Borel
Ombres et dieux
L’Escampette, 2001
Quatorzième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette