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  • Lambert Schlechter, « La théorie de l’univers »

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    « XXXV

     

    la vie est venue et avait tes yeux

    j’écrivais ces mots, j’étais si heureux

     

     c’est le jour où le voisin est venu

    avec la scie pour couper la glycine

     

    c’est un énergumène hébété

    tout bossu d’âme et tout manchot de cœur

     

    c’est une mauvaise herbe qu’on arrache

    et qui se décompose à vue d’œil

     

    voici la cascade des métaphores

    la chute la culbute le naufrage

     

     

    CXII

     

    l’Aimée qui ne veut plus être amante

    et l’amante qui veut être aimée

     

    c’est une histoire cassée, j’en ramasse

    les débris, sans pouvoir les recoller

     

    désir, curiosité — même geste

    ouvrir le livre comme ouvrir la femme

     

    grammaticalement ce qu’on appelle

    le futur posthume : tu m’auras aimé

     

    un jour d’été sans que je m’y attende

    j’ai reçu un avis de désamour »

     

     Lambert Schlechter
    La théorie de l’univers,
    distiques décasyllabiques
    Éditions Phi, 2015

  • Caroline Sagot Duvauroux, « ’j »

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    « Les anémones bleues délivrent des bourdons noirs. On est parti du cœur. Y retourne-t-on ? Aider quelqu’un aiderait. On s’est trahi pour ramasser une forme, on a trahi la course, ravi. C’est l’amour qui accomplit la beauté. Au cœur. On vit tout ce qui fut vécu par d’autres. On se nomme encore quelle bizarrerie. On ne sait plus lire. On voudrait dire je ne sais plus lire mais d’où vient que je puisse l’écrire. On est trop vieux des yeux, des yeux à la pensée, trop vieux. Les anémones bleues s’installent dans les yeux. On pense. Ça ne concerne pas les yeux.

    Rejoindra-t-on le cœur ?

     

    Le cœur tout noir est un bourdon. Très doux. On voudrait dire je le délivre, regarde. Oui, regarde on voudrait dire mais on ne dit rien à cause du maître chien. Alors sèchent des amours tout autour d’ici là. Là c’est un bulbe, sûr, mais combien de temps faut-il considérer les fanes, ici ? D’ici là s’emplit de faneries qu’en fera-t-on. Plier, déplier, tapisser, le ciel, un bout, un mouchoir touche au fond du puits, touche le fond par rien entre, on voit le nandina sur le bord. Joli feuillage. On entend qu’un souffre à l’épaule et puis qu’il meurt. On ne va pas parler de ça qui n’aide pas. Une peinture légère aiderait. Qui vous a posé sur le monde avec cette pensée compliquée, le rire si facile ? On ment c’est constitutif on ne peut tout de même pas avouer parce que l’aveu n’importe pas, l’aveu si, mais la chose à avouer pas du tout. »

     

     Caroline Sagot Duvauroux

     ‘j

     Unes, 2015

  • Jean-Paul Klée, « Manoir des mélancolies »

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    Lac gelé

     

    « Corps déjà vieux mal aimé de moi comme s’il avait peu de réalité car si mal vécu par la famille je ne me suis jamais opposé ni donc entièrement construit : j’étais posé là comme abandonné repoussé nul ne m’a remarqué remué parfumé ni entrepris travaillé entouré REMORQUÉ amélioré encouragé. Grandi tout seul j’ai poussé mon raciné vers le fond de moi & sans l’atteindre jamais j’ai renoncé m’étendre largement socialement car c’est le Vertical qui m’a mobilisé oui le réseau du sociétal ne me plaisait qu’à moitié je l’ai tenu loin de moi Comme si j’étais jamais sorti tout à fée d’une bulle de savon qu’à dix douze ans je me fis car la vie hors d’elle ne se concevait pas. Cette bulle me protégea des coups & du vilain climat où nous végétions rue des Sœurs jusqu’à 1963 Et depuis lors je n’ai pas quitté cet abri-là il est devenu quasi ma deuxième peau Je survis là-dedans & cet inconfort étonnant m’a  fait produire cinq ou sept mille feuillets !… Ah si le lac gelé un jour fondait sous mes pieds Si la marquise glacée s’en allait de moi dans quel trou noir je tomberais ?… l’enfer ou paradis ?… »

     

     Jean-Paul Klée

    Manoir des mélancolies

    Andersen, 2014

  • Jean-Pierre Chambon, « Tout venant »

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    « Quel délicieux petit plaisir

    de retenir

    dans la zone floue

    où n’ont pas encore

    pris corps les mots

    le moment d’écrire

    * * *

    Écrire

    non tant pour éclaircir

    que pour creuser encore

    dans l’obscur

    où les mots enfoncent leurs racines

    * * *

    Cette ombre de fumée

    qui en rapides volutes ondule

    sur la blancheur du mur

    est-ce pensée des morts

    cette chaine immatérielle

    dont le vent disjoint

    les anneaux silencieux

    * * *

    Les mots

    dans leur ombre insensée persiste

    portant l’écho d’une voix à venir

    le rêve d’une langue transparente

    tenue en réserve depuis l’enfance

    qui nous ferait traverser le miroir

    et dirait enfin le secret des choses

    * * *

    Le vieux cerisier au fond du jardin

    a atteint aujourd’hui même

    le degré extrême de la blancheur

    attestant à nouveau l’oracle

    énoncé par l’ermite zen Ryôkan

    le monde

    est devenu

    un cerisier en fleurs »

     

    Jean-Pierre Chambon

    Tout venant

    Héros-limite, 2014

  • Sandra Moussempès, « Sunny girls »

    Sandra Moussempès (c) Didier Pruvot.jpg

    © Didier Pruvot

     

    « Cela faisait trois nuits que je faisais le même cauchemar, maintenant même les poètes français parlent de forêts, je sais que c’est l’arbre qui cache la forêt que ce poème ne parlera pas de mes trois cauchemars, on ne parle pas de qui a détruit un sommeil paisible, parfois j’aime aussi lire des poètes qui n’ont rien à subir, rien à éprouver, rien à rejeter, leurs mots se détachent sur la neutralité comme une actrice se doit d’être transparente, une blancheur de la construction qui ne cache rien d’inquiétant on sait seulement qu’on est dans le sixième arrondissement, dans un appartement immense et blanc et que quelques personnes semblent se connaître. »

     

     Sandra Moussempès

    Sunny girls

    Poésie/Flammarion, 2015