Raymond Carver, « Poésie »
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Ma mère
« Ma mère appelle pour me souhaiter un joyeux Noël.
Et m’annoncer que si cette neige continue
elle a l’intention de se tuer. J’ai envie de dire
que je ne suis pas moi-même ce matin, qu’elle veuille bien
me lâcher un peu. Je risque de devoir me faire prêter un psy
encore une fois. Celui qui me pose toujours la plus fertile
des questions, “Mais que ressentez-vous
vraiment ?”
Au lieu de quoi, je lui dis qu’un de nos velux
fuit. À l’instant où je parle, de la neige
fondue tombe sur le canapé. Je dis que je suis passé aux All-Bran
si bien qu’elle n’a plus à s’en faire
à l’idée que je chope le cancer et arrête de lui verser de l’argent.
Elle m’écoute jusqu’au bout. Puis m’informe
qu’elle quitte ce fichu bled. Elle se débrouillera. Elle ne veut
le revoir, ou me revoir, que depuis son cercueil.
Tout à trac, je demande si elle se rappelle la fois où papa
était ivre mort et avait coupé la queue du bébé labrador.
Je continue comme ça un moment, parlant de
cette époque. Elle écoute, attendant son tour.
Il neige toujours. Et il neige encore et encore
quand je raccroche le téléphone. Les arbres et les toits
en sont couverts. Comment puis-je parler de ça ?
Comment me serait-il possible d’expliquer ce que j’éprouve ? »
Raymond Carver
« La vitesse foudroyante du passé » in Poésie
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses
L’Olivier , 2015, rééd. Seuil/Points, 2016