Édouard Dujardin, « Les lauriers sont coupés »
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« La voilà immobile, si finement jolie, si jeunement coquette ; oh ! la triste existence qu’est la sienne ; à celui qui l’aime, quel amour il faut, pour lui adoucir les amertumes ; pauvre qui va, à vingt ans, livrée aux mauvaises heures… ensemble, au contraire, ainsi dormir, en l’oubli… tous deux, ensemble ; elle en a la sûreté de ma foi, moi dans son charme ; et parmi les choses qui sont, communément, tous deux, joyeusement… nous irons ce soir, ainsi, au-dehors, sous des ombrages, pendant de lointaines musiques… “tu m’aimes”… “et toi tu m’aimes”… oui, ne disons plus “je t’aime” mais “tu m’aimes” et “tu m’aimes” et “baisons-nous”… elle dort ; moi je sens que je m’endors ; j’entreferme mes yeux… voilà son corps ; sa poitrine qui monte et monte ; et le très doux parfum mêlé… la belle nuit d’avril… tout à l’heure nous nous promènerons… l’air frais… nous allons partir… tout à l’heure… les deux bougies… là… au cours des boulevards…“j’t’aim’mieux qu’mes moutons”… j’t’aim’mieux… cette fille, yeux éhontés, frêle, aux lèvres rouges… la chambre, la cheminée haute… la salle… mon père… tous trois assis, mon père, ma mère… moi-même… pourquoi ma mère est-elle pâle ? elle me regarde… nous allons dîner, oui, sous le bosquet… la bonne… apportez la table… Léa… elle dresse la table… mon père… le concierge… une lettre… une lettre d’elle ?… merci… un ondoiement, une rumeur, un lever de cieux… et vous, à jamais l’unique, la primitive aimée, Antonia… tout scintille… vous riez-vous ?… les becs de gaz s’alignant infiniment… oh !… la nuit… froide et glacée, la nuit… Ah !!! mille épouvantements !!! quoi ?… on me pousse, on m’arrache, on me tue… Rien… un rien… la chambre… Léa… Sapristi… m’étais-je endormi ?… »
Édouard Dujardin
Les lauriers sont coupés
Librairie de la Revue indépendante, 1888
Rééd. GF Flammarion, 2001
Présentation de Jean-Pierre Bertrand