Hilda Doolittle, « Le don »
DR
« Au lieu de perles — d’un fermail ouvragé —
d’un bracelet — accepteras-tu ceci ?
Tu sais ce qui est écrit —
tu vas sursauter, t’étonner :
que reste-t-il, quelle formule
après la nuit ? Ceci :
Le monde est encore vierge pour toi,
tu espères, tu attends —
tu es comme les enfants,
tu hantes tes propres pas,
pour grappiller ici ou là — peigne
qui aurait glissé,
gland doré, effiloché,
arraché à ton écharpe,
tortillonné entre tes doigts si fins,
échappé dans la rue —
fleur déchue.
Ne me crois pas si candide,
moi qui ai tenté de te retenir
au moment où le gosse dans la rue se jetait
sur les perles que tu avais semées
ce jour-là (il faisait chaud)
quand ton collier s’est cassé.
Ne va pas rêver que je parle
comme une qui serait frustrée de plaisir,
une malade, qui tremblerait à chaque battement de cœur,
paralysée, tendue à lâcher prise,
et qui dit, à bout de souffle :
ces poires mûres
sont trop amères au goût,
ce vin est trafiqué, il pique —poison.
Je ne marche pas —
qui marcherait ?
La vie est un trou de bousier — je fuis —
moi, je la rejette,
moi qui gis étendue sur cette couche.
Ton jardin tombait en pente vers la mer,
le myrte recouvrait les allées,
ambre et miel tachaient d’or chaque feuille,
la tête du lys-citron —
une parmi les autres, en nombre —
pesait de tout son poids — toute douceur.
Le cerfeuil odorant
s’étendait au bas du talus,
les violettes striaient l’herbe
de rayures noires.
La maison, elle aussi, était ainsi,
sur-fardée, sur-séduisante —
c’est le monde qui est ainsi.
Nuits sans sommeil,
je me souviens des initiés,
de leurs gestes, de leur regard paisible.
J’ai appris qu’en extase,
durant leur vision, ils parlent
avec une autre race d’êtres,
plus beaux, plus forts que ceux-ci.
J’en rirais presque —
plus beaux, plus forts ?
Peut-être qu’une autre vie fait
toujours contraste avec celle-ci.
Raisonnons :
j’ai vécu comme eux vivent
dans le secret de leurs rites —
ils subissent une grande tension nerveuse
pendant le déroulement du rituel.
Moi, c’est sans cesse que je souffre —
les jours passent, tous semblables,
comme une torture — épuisants.
C’est ce que j’avais oublié la nuit dernière :
tu n’es certes pas à blâmer,
il n’y a là rien de ta faute ;
comme à une enfant, une fleur — toute fleur
m’a déchiré le cœur —
chicorée des près, herbe commune,
fantôme de pétale, teinte de fleur
inattendue, l’hiver, sur une branche.
Raisonnons :
une autre vie possède ce qui manque à celle-ci,
une mer sans marées, sans mouvement —
qui ne nous force nullement
à nous hausser jusqu’à elle, à suivre son rythme —
une bande de sable,
sans jardin au-delà, qui étouffe
de l’odeur de ses cerfeuils —
un coteau recouvert non de violettes noires
mais de pierres, de rochers nus,
d’arbres nains, tordus, sans beauté
qui fasse distraction — qui presse
folie sur folie.
Un lieu tranquille, voilà tout,
et peut-être quelque horreur aussi,
quelque hideur pour frapper la beauté
d’un sceau, d’un signe — impossible à changer —
sur nos cœurs.
Je n’envoie pas de collier de perles,
pas de bracelet — accepte ce seul cadeau-ci. »
Hilda Doolittle
Le jardin près de la mer (1916)
Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry
Orphée / La différence, 1992
Commentaires
je ne sais pas ce qui me touche tant! je suis restée à l'écorchure et à la souffrance dans une beauté tranquille pleine de se cerfeuils et de senteurs puissantes.
"Une autre vie possède ce qui manque à celle-ci" .. magistral!
J'adore l'atmosphère de ce poème! Merci