Frédérique Germanaud, « 8.6 — Notes urbaines »
Les Inédits du Malentendu, volume 7.
© : Frédérique Germanaud
Installée au plein cœur de la ville, depuis la fenêtre, j’observe, je grappille, je note. Je tente de saisir la matière urbaine dans ce plan serré et fixe. La 8.6 est « le réchaud de la rue », cette bière à 8.6 degrés d’alcool, vendue en canette de 50 centilitres. Elle a remplacé le vin chez les gens de la rue.
8.6 est un chantier en cours.
*
Je vivais avec les oiseaux. Je suis projetée dans l’espace des hommes. Dans le temps des hommes. Frottements. Contacts. Électricité. Un gros nuage noir.
C’est neuf et c’est vieux. Des trafics et des vengeances. Des alarmes, des guerres. On sort le couteau. La prochaine fois, c’est la mort. Pour une femme.
Je somnole, bercée par la rue sonore du matin.
La ville cousue serrée. Rugueuse. Raide. Ma place dedans. Sans déchirure ni accroc. M’y glisser.
*
Devant le Stalingrad, bar à Chicha, des hommes seuls. Survêt noir à bandes blanches, claquettes chaussettes ou baskets siglées. Ils fument. Entrent. Sortent. Entrent. Poignée de main à un jeune noir. Jamais une fille.
Des canettes de bière payées en pièces jaunes au Diagonal. La 8.6 la bière des mecs à chien, des bras tatoués, des sacs à dos.
Au soir les camions. Fracas. Vacarme. Nos poubelles dégueulant dans les bennes. Nos ordures mâchées. Les os craquent.
Après minuit la rage des voitures. Sèche. Puissante. Le moteur ronfle pour dire la vie.
La geste tapageuse des jeudis soirs. Vociférations nocturnes. Des flambeurs. Rapides. Verbe haut. Toute cette énergie injectée dans la nuit. La tension. (Ma jalousie, mon dépit) (Au tensiomètre ce sont toujours eux qui gagnent)
*
L’homme du parking. Yannick. Son gros blouson au cœur de l’été. Capuche rabattue sur la tête, boîte de bière à la main. Le matin, clair, interpelle le cafetier, les gens dans leurs voitures. Son rire plein la rue, jusqu’à ma fenêtre. Son crâne rasé. Il tend la main timidement (sans conviction). Son sac à dos noir. Sa boîte de 8.6.
Au soir il insulte les filles de la supérette. Il geint. Il ne sait plus pourquoi il est là. S’arrime avec peine au poteau du parking, Yannick.
– Quand est-ce qu’on sort ?
– T’es dehors, mon gros.
Les passants insomniaques.
Une nuit. Bruit de verre. Bruit de poubelles.
Frédérique Germanaud
8.6
Inédit
Les Inédits du Malentendu, septième semaine. Aujourd'hui, Frédérique Germanaud, dont le travail, découvert grâce à l’œil de mon copain Claude Rouquet lorsqu’il publia, en 2012, à ses éditions de L’Escampette, La Chambre d’écho, étonnant ensemble de textes qui me sidéra littéralement, est un de ceux qui comptent en ces temps improbables et mortifères. Depuis, Courir à l’aube, Vianet, et Journal pauvre — tous à l’excellente Clé à molette (Alain Poncet) — confirment ces impressions premières en y ajoutant de l’épaisseur, de la simplicité, un œil rare pour une écriture nette, attentive à ce qui la fonde et au monde qui l’entoure. Bonne lecture.