« Feu allumé, alors s’il le faut, petit foyer entre les pierres, branchettes en tipi miniature, écorces, feuilles et herbes sèches, l’odeur aussitôt, piquante, tannique, fumée blanche, grésillement puis une flamme — petits morceaux de bois, l’un après l’autre pour la nourrir : le feu pour éclore a besoin des soins attentifs dévolus à toute naissance. Vagabondage de stratus, quelques étoiles clignent vaguement, voilées, mais une planète, noyau d’argent bien lustré, étincelle. La nuit, maintenant, installée dans sa navigation au long cours va son allure ample, sans hâte. Première passagère une chevêche, timide essaye son cri, se tait, le reprend. Le petit monde que le jour a laissé coi, si je ne suis pas trop loin d’un versant boisé, tout à son aise va mener son éveil. Flammes jaunes, maintenues courtes sur un rond de braises éclatées, le corps fatigué trouve son compte à la chaleur réconfortante entre toutes, allongée je vois au-dessus du foyer l’air frémir, palpitation ténue. Comme souvent lorsque je suis en route, la figure familière de Stifter, du héros de L’ARRIÈRE-SAISON, vient me rejoindre. Les marches dans la montagne, la traversée du pays de collines avec ses métairies, ses cultures fruitières, ses ruisseaux. Puis la demeure au-dessus du village de Rohrberg, aperçue baignée encore par la lumière du soleil quand l’ombre étreint toute la contrée, la découverte, qui lui donnera son nom — Maison des Roses —, de sa façade couverte de ces fleurs; le désir de la rejoindre pour échapper à l’orage ; le séjour qui donnera à la vie ses savoirs, ses regards et ses orientations. Manières de sentir, formes de phantasmes dont la pensée aime à rêver. Le feu sommeille sur ses braises, dans le noir opaque leur seul brasillement rouge, contre la terre le dos frissonne ; je connais bien ce moment, la face ingrate de la nuit se découvre. Deux, trois branches pour réveiller les flammes, il faut se mettre en chien de fusil autour du foyer, absorber la chaleur et le sommeil finit par emporter. Plus tard les picotements de froid dans le dos éveillent, la nuit silencieuse étouffe encore ce coin de terre, nuit sans qualités qu’il faut patienter. Gestes machinaux pour ranimer le foyer, quel était ce compagnon tout à l’heure ?, dos offert à la chaleur cette fois, pourtant il faut se retourner, l’instinct le dit, plongée dans un autre sommeil bref. Plus tard, debout dans l’aube qui s’effiloche, blanchâtre, déjeuner de fromage et de pain, je tente de repérer le sentier, toutes traces soigneusement effacées me mets en marche. Pas incertains, lourds encore du poids de la nuit fragmentée, mais, une heure, une heure et demi, le jour clair, vif rajeunira la campagne, herbe et feuillages bleus et argent dans la lumière rasante, le corps réchauffé aura retrouvé son rythme, le chemin tout seul ajointera la nuit au jour, lissera le cours du temps, heureuse, bonheur simple de qui sait où il va, libre, destin sur l’horizon, j’éveillerai le prochain village. »
Claude Dourguin
Les nuits vagabondes
Isolato, 2008