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  • Claude Roy, « Déjà tard »

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    © Marc Riboud

     

    « On a longtemps marché       Il était déjà tard

    La nuit tombait très vite         effaçant l’horizon

    À un tournant de la route on a vu la maison

    On devinait de la lumière à la jointure des volets

    On a cherché la sonnette à la droite de la grille

    Un rectangle de clarté s’est ouvert dans le jardin

    et dans le long froissement des feuilles mortes sous les pas

    quelqu’un est venu à la rencontre tandis qu’on ouvrait la grille

    Elle a grincé sur ses gonds et raclé un peu de gravier

    exactement comme autrefois   avec exactement l’odeur

    de feuilles et de bois brûlé       et de lierre sur la façade

    avec exactement les neuf coups de neuf heures au clocher de l’église

    leur son exactement        comme autrefois quand on avait douze ans

     

    En s’approchant      on a reconnu celui qui venait à la rencontre

    C’était moi autrefois        un peu plus distrait qu’autrefois

    triste d’avoir tout seul attendu si longtemps

    que je revienne sur mes pas     et me rencontre enfin un soir

    après avoir marché des années    quand la nuit tombe déjà

    et que déjà le noir efface l’horizon 

     

    Le Haut Bout

    jeudi 10 novembre 1983 »

     

    Claude Roy

    « Automne », in À la lisière du temps

    Gallimard, 1984

    Rééd. Poésie/Gallimard, 1990

  • Reïzl Zychlinsky, « Chers voisins »

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    « Achetez, achetez, chers voisins,

    achetez ce lopin de terre.

    Il est à vous gratis, pour rien.

    Vous y construirez une maison,

    vous y creuserez un puits,

    vous planterez un jardin sous la fenêtre.

    Il ne reste pas de fantômes pour vous faire peur :

    ma mère ne peut revenir de la chambre à gaz.

    Ses petits enfants non plus.

    Et moi non plus je ne reviendrai plus ici

    avec ma larme.

    Je n’emporte qu’une pierre –

    ma mère y a posé son pied.

    Dans les nuits froides et étrangères

    ce sera mon repose-tête. »

     

    Reïzl Zychlinsky

    Portes muettes1962

    Traduit du yiddish et préfacé par Rachel Ertel

    L’improviste, 2007

    http://www.limproviste.com/fr/

  • Claude Dourguin, « Les nuits vagabondes »

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    « Feu allumé, alors s’il le faut, petit foyer entre les pierres, branchettes en tipi miniature, écorces, feuilles et herbes sèches, l’odeur aussitôt, piquante, tannique, fumée blanche, grésillement puis une flamme — petits morceaux de bois, l’un après l’autre pour la nourrir : le feu pour éclore a besoin des soins attentifs dévolus à toute naissance. Vagabondage de stratus, quelques étoiles clignent vaguement, voilées, mais une planète, noyau d’argent bien lustré, étincelle. La nuit, maintenant, installée dans sa navigation au long cours va son allure ample, sans hâte. Première passagère une chevêche, timide essaye son cri, se tait, le reprend. Le petit monde que le jour a laissé coi, si je ne suis pas trop loin d’un versant boisé, tout à son aise va mener son éveil. Flammes jaunes, maintenues courtes sur un rond de braises éclatées, le corps fatigué trouve son compte à la chaleur réconfortante entre toutes, allongée je vois au-dessus du foyer l’air frémir, palpitation ténue. Comme souvent lorsque je suis en route, la figure familière de Stifter, du héros de L’ARRIÈRE-SAISON, vient me rejoindre. Les marches dans la montagne, la traversée du pays de collines avec ses métairies, ses cultures fruitières, ses ruisseaux. Puis la demeure au-dessus du village de Rohrberg, aperçue baignée encore par la lumière du soleil quand l’ombre étreint toute la contrée, la découverte, qui lui donnera son nom — Maison des Roses —, de sa façade couverte de ces fleurs; le désir de la rejoindre pour échapper à l’orage ; le séjour qui donnera à la vie ses savoirs, ses regards et ses orientations. Manières de sentir, formes de phantasmes dont la pensée aime à rêver. Le feu sommeille sur ses braises, dans le noir opaque leur seul brasillement rouge, contre la terre le dos frissonne ; je connais bien ce moment, la face ingrate de la nuit se découvre. Deux, trois branches pour réveiller les flammes, il faut se mettre en chien de fusil autour du foyer, absorber la chaleur et le sommeil finit par emporter. Plus tard les picotements de froid dans le dos éveillent, la nuit silencieuse étouffe encore ce coin de terre, nuit sans qualités qu’il faut patienter. Gestes machinaux pour ranimer le foyer, quel était ce compagnon tout à l’heure ?, dos offert à la chaleur cette fois, pourtant il faut se retourner, l’instinct le dit, plongée dans un autre sommeil bref. Plus tard, debout dans l’aube qui s’effiloche, blanchâtre, déjeuner de fromage et de pain, je tente de repérer le sentier, toutes traces soigneusement effacées me mets en marche. Pas incertains, lourds encore du poids de la nuit fragmentée, mais, une heure, une heure et demi, le jour clair, vif rajeunira la campagne, herbe et feuillages bleus et argent dans la lumière rasante, le corps réchauffé aura retrouvé son rythme, le chemin tout seul ajointera la nuit au jour, lissera le cours du temps, heureuse, bonheur simple de qui sait où il va, libre, destin sur l’horizon, j’éveillerai le prochain village. »

     

    Claude Dourguin

    Les nuits vagabondes

    Isolato, 2008