Gustave Roud, « Feuillets (extraits) »
Gustave Roud, autoportrait, 1917
« […]
Ce matin M. a passé sur son cheval gris et jaune ; j’ai vu, le temps d’une vitre fondante, fuir la bête puissante vers le village sous la neige. Anciennes passions, dois-je vous sentir mortes en moi, cendre sur cendre ? Il y a des heures où quelque libération me semble possible : une poésie confuse tente encore de vous étreindre, mais bientôt retombe l’élan. Hier Louis coupait une haie au long d’un chemin de verre ; un ciel gris et noir sur le sombre bleu des collines, les bois obscurs, les toits éteints. Qu’ai-je gardé de ma longue fuite vers la plaine ? On labourait sous la neige : mouvements confus d’âme et d’esprit glacés par ce froid inhumain, la pensée vagabonde sans que parvint à la cerner l’horizon plus fragile qu’un cheveu.
[…]
Qui a jamais dit la beauté de ces vies ? Une pudeur parfois me retient, ce sursaut devant la chair, l’inquiétude de croire trop à des rêves, quelques-uns si profonds et si charnels. Nul souci de vraisemblance ne devrait me détourner de cette vérité lyrique si peu pareille à la réalité. Certaines heures où deux états simultanément m’habitent je m’amuse à des comparaisons. Aimé, ton visage et ton corps soudain se transfigurent ; tu es toi-même, tu deviens un autre. Celui qu’à l’aube j’abandonnerai quelque jour, ombre rendue à la nuit. L’église à l’horizon frappe les cinq coups de l’adieu. »
Gustave Roud
Feuillets — 1918-1929
Mermod, 1929, ici version : Bibliothèque des arts, 1978
Figure dans les Œuvres complètes aux éditions Zoé, 2022