Gustave Roud, « Lettre II (extrait) »
autoportrait avec Fernand Cherpillod, vers 1940
« Aimé ! C’est toi, c’est toi, – c’était donc toi ! Quelle paix sur des souvenirs que je savais inguérissables, pour n’avoir pas osé. C’était donc toi, ce dragon sur la route de mars entre les arbres nus encore ? Les fleurs fleurissent avant qu’ait poussé l’herbe nouvelle. Les violettes sans odeur, les primevères semblent peintes sur l’étoffe des prairies. Presque au bord du chemin, à fleur de terre, un bassin s’encastre, fait d’une roue de moulin grise et bleue. On pourrait plonger sa main dans l’eau calme, on y voit passer les nuages en fuite ; tu y passais, la tête parmi les ramures et les nuées. C’était toi, ce moissonneur qui m’a tendu un verre de vin serré dans son poing sombre. Un doigt saignait. La paille parfois coupe comme un couteau, ces plantes aussi qu’on appelle des chiens et qui trouent la peau de mille pointes. C’était toi, c’est toi. Je t’attendais depuis toujours, je te reconnais enfin. Il fallait bien que ton existence me devint certitude ; enfin je puis jeter ton beau nom comme une galette empoisonnée dans la gueule de l’affreux désespoir. Je touche à une existence réelle. Il y a près de moi un homme qui vit et se sait vivre – et qui n’en meurt pas. Un homme dont le corps tout entier, et l’âme, et tous leurs gestes sont de perpétuelles réponses. Un être que le monde accueille sans le rançonner et qui accueille le monde sans lui faire rendre gorge. Quelqu’un pour qui se plaindre n’a pas le même sens et qui dompte sans même y songer la pire des solitudes, tendant la main à l’aigre vagabond du hasard.
Un jour, deux jours peut-être nous vivrons ensemble dans la maison qui est la tienne et que j’ai découverte enfin parmi les prairies inconnues. Nous regarderons le soir venir, sans rien dire, côte à côte sur le banc contre la façade encore tiède. À tes pieds un long chien sombre lève le museau vers ta main pendante. Tu lèves l’autre main : un vol de pigeons éclate et se pose sur les tuiles. La semaine est finie. Une cloche annonce le dimanche. Tu respires sans hâte, fortement, puissamment, comme un dormeur. Tu existes. Tu es. Tu es ce que j’aurais pu être, et tu ne le sais pas. Je te donne ma joie, ma tristesse, ma force inemployée, mes rêves, ô innocent. Tourne la tête ! La lune se lève, tu fais sur le mur l’ombre d’un homme. Je n’en ai plus. »
Gustave Roud
Petit traité de la marche en plaine
Mermod, 1932, ici version Bibliothèque des arts, 1978