Gustave Roud, « Comme on ajoute »
Gustave Roud, devant l'autoportrait au chapeau de Cézanne,
autochrome, 1924
« Comme on ajoute à la lettre déjà signée la seule phrase tue qui la justifie, vite ! ces quelques mots ici, avant le retour au silence.
La Vérité ne pourra jamais nous atteindre. Elle nous cerne de son jeu d’échos et de reflets insaisissables, elle nous effleure soudain comme l’aile du vent frais l’épaule des faucheurs, et fuit… Et nul parmi ceux que brûle la soif de l’innocence n’en découvrira jamais la source. Seul un miroitement parfois la dénonce à travers les broussailles du réel, comme il arrive aux rivières endormies, mais cette lueur est plus précieuse à notre cœur que son propre sang. Qui l’a surprise un jour, apparue, disparue, au plus profond d’un regard humain n’aura plus désormais d’autre poursuite. Ô sourde quête au long de toute une vie de sable et sous les faux orages de l’aridité ! Vais-je boire une fois encore cette gorgée d’eau pure, cette gorgée de feu ?
Sur la colline de juillet, hélé par un cueilleur de cerises, j’ai rejoint ce nageur du ciel aux boucles blondes brouillées par la houle des feuillages. Accoté à l’échelle, il se repose, le torse taché de pourpre en larges coulures, et sur sa poitrine, juste à la place du cœur, un caillot de faux sang noir poisse à la peau nue. Il se repose, il sourit, regarde longuement ses paumes peintes couleur de gros vin bleu, et glisse peu à peu dans une sorte d’étrange absence, debout sans un geste hors du jeune foin où crissent tous les insectes de l’été.
Ô mémoire… C’est ici, près de ce même arbre, mais nu, ses rameaux ployant sous les lourdes étoiles d’arrière-automne, que j’ai surpris jadis aux plus hautes régions de l’air le froissement d’ailes des grands migrateurs invisibles, ce vol fait de milliers de vols, plus doux qu’un fleuve de soie là-haut entre ses rives d’ombre constellée.
J’écoutais ces battements de plume imperceptibles ; ils traversaient sans faiblir le vertigineux abîme de l’obscur. Jamais oiseaux, dans leur fuite même, ne me sont devenus si proches, nul chant de fauvette aux jardins de mai sous la pluie ne m’a jamais saisi comme ce murmure d’un murmure : à perdre cœur. Qui percera le secret de la véritable présence ? Celle de l’innocence aussi m’est rendue, plus miséricordieuse, plus déchirante encore d’être si brusque, ô grâce imméritée, quand le garçon ramené à soi par on ne sait quel profond sursaut retrouve le poids à son flanc de cerises cueillies, tâte le cuir de sa ceinture, la déboucle et me tend la petite corbeille d’osier, une lueur au fond des yeux plus tendre que le bruissement d’ailes jadis à la cime du ciel d’octobre et si pure qu’elle traverse, elle aussi, toute la terrible opacité de notre nuit humaine, le temps d’un éclair infini. »
Gustave Roud
Le repos du cavalier
Bibliothèque des arts, 1958