Hanz Magnus Enzensberger, « V. M. M. (1890-1986) »
DR
« Le souffle court, sous le pommier en fleur
derrière la datcha, glisse d’une fesse à l’autre,
sur son fauteuil d’osier, Viatcheslav Mihaïlovitch,
le survivant. En retraite, en retraite, en retraite.
Il est vrai que son cul de plomb n’est plus
ce qu’il était. Seul à sa chaîne de montre,
le taille-crayon rappelle les années radieuses
du Politburo. Il rumine, fait craquer ses doigts.
Un bolchevik insignifiant : groupe des “chimistes”.
J’ai moi-même été en prison ! (Justifications.)
Pour la révolte, pour la mort, prêt. De tous les côtés des souvenirs.
Les faits, mais ils ne sont que propagande, rien d’autre.
Par exemple autrefois la Chancellerie du Reich, la pluie
de novembre battait aux fenêtres. L’amitié entre nous
est cimentée avec du sang. A-t-il vraiment dit cela ?
Toasts éditoriaux mémorandums : l’histoire ?
une histoire ? Qui pourrait faire la différence !
Qui pourrait la retenir ? Bourdonnement des mouches
dans les arrière-salles et dans les cellules. Au procès-verbal :
Rebut. Chien enragé. Charogne dangereuse.
Sa propre femme, comme toutes les autres, déportée :
Avait-elle les yeux verts ou marron ? Et les enfants ?
Insignifiant : qu’est-ce que ça signifie ? Lavette !
criait Lénine. Une momie assise au soleil de mai.
Bourdonnement des mouches comme toujours. Survivant, en mémoire.
Somnolent, en conserve. Dans ses rêves,
il confond arrêts de mort et devoirs à faire à la maison.
Il a toujours été un bon élève. Il n’y a qu’en anglais
qu’il a baissé. Cocktail par exemple : un mot étranger,
incompréhensible. À ses oreilles qui entendent mal
ne gronde aucune détonation. Craquements de doigts.
Il écoute. Serait-ce les mouches ? Avec lenteur
reviennent les délicates Études, Rêverie, Un sospiro,
qu’il jouait autrefois à Kukarka,
district de Nolinsk, anno mil neuf cent trois,
plein d’expressivité et pénétré de nobles sentiments. »
Hans Magnus Enzensberger
Mausolée, précédé de Défense des loups et autres poésies
Traduction de Maurice Regnault et Roger Pillaudin
Préface d’Hédi Kaddour
Poésie / Gallimard, 2007