Pascal Quignard, « Lascaux (extrait) »
« Chacun se fait une image caverneuse et obscure de l’intérieur de sa tête. Chacun se fait une image caverneuse et obscure du ventre maternel. La “cavité céphalique” répond à la “cave” utérine — à ce qu’on nomme pudiquement dans les romans anciens le “sein” ou le « giron”. Les grottes furent de ce fait des crânes à rêves c’est-à-dire des utérus reproducteurs des êtres dont les images étaient accrochées aux parois.
Nuits gravides, réservoirs cynégétiques, le monde paléolithique eut peur des retours de toutes ces images du jour et de tous ces êtres pourtant massacrés ou absents que les rêves imposent au corps qui dort.
Une des premières peurs humaines fut celle de la symétrie, c’est-à-dire la réciprocité, ou encore la rétroversion. L’arroseur arrosé. Le chasseur pourchassé par le chassé. Peur d’être poursuivi sans fin par celui qu’on poursuit sans fin. Peur du talion.
Peu importent les mots dont j’use — puisqu’ils manquaient à ceux dont je cherche à imaginer les images.
La culpabilité puisa dans les rêves rétrocessifs (avant même les miroirs).
La première figuration d’un homme a été peinte à l’aide d’un flambeau sur la paroi entièrement obscure d’un puits profond au cœur d’une grotte elle-même obscure. La première image humaine enfouit physiquement dans la nuit cette peur : le tueur tué, le prédateur devenu proie.
La rétrospection interdite.
Interdite à la femme de Lot qui se retourne sur Sodome en flammes.
Interdite à Orphée qui se retourne sur sa femme qui remontait derrière lui du monde des morts.
Dans la rétrospection ce qui est fui c’est le boomerang : le retour du bâton. »
Pascal Quignard
La nuit sexuelle
Flammarion, 2007