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  • Jeanne Gatard, « DE L’ART, S’ESQUIVER »

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    « De l’art s’esquiver, même si l’art s’esquive lui-même autant que l’hippocampe de la mer s’esquive à paraître indifférent, non, discret, distrait peut-être ?

    Cheval du jeu, échec ou roi roux, l’hippocampe, ange ambigu des eaux, se sauve jouant la diagonale. Racé, il survole les cases, les évite en vrai dandy des mers. On ne sait de quel petit monstre il garde élégance et silence. Il a l’élégance de l’esquive.

     

    L’esquive, avec cette élégance vers la grande inconnue serait pour le dévoilement d’un coup. Mais pourquoi la plus courante des choses sous le banal des jours, émerveille-t-elle tout à coup ? C’est l’émerveillement subit, même devant le plus connu, celui que nos mères nous montraient sur le Pont le long du quai.

     

    Tout balayer avec la gomme idéale, arrêter ce qui hurle et garder le sacré du silence, son dieu Harpocrate, distiller là où le temps n’a prise, miniatures et riches heures. Concentrer le tir vers un point mental sur échafaudage.

    Garder l’émotion sur le fil, sur la colonne de Siméon, funambule sur le fil. Y retrouver l’attention du moine peintre d’icônes.

     

    Le funambule de l’à-peine, inscrit pour ces instants qui tentent de voir un brin d’affinement de quelque lumière, tandis que les siècles d’art traversent, poussant ces instants.

    Faire des lignes une seule, au plus juste, que des couleurs aiguisent pour attiser la paix partant du corps et arriver à la paume.

     

    La ligne de cœur,

    ligne du vif,

    se précise,

    s’aiguise,

    s’incise

    arrive

    au fil

    fin.

     

    La très jeune femme est déjà là, dans ce fil. Ses sandales fines glissent sous cette porte, les chevilles maigres à peine touchées par le bas d’une robe de soies légères.

    Le grand marin l’a-t-il vue, tant emmêlé dans ses siècles.

    D’un siècle l’autre, toujours quelques péripéties pour attraper le ciel.

    Embarqués dans une époque qui se cherche, toujours au bord d’un vaste cassage de gueule, où se niche le ciel à vif sur les rues, les forêts et les sables ?

     

    La pudeur dit en sourdine, dit en force, préserve, protège encore cet amour formidable qui fait la vie, la suscite, la relance. En sourd, discrètement farfelue, un peu silencieuse une émotion qui mine de rien est le fond des sentiments qui continuent à se tisser sur les tables en silence pour tenter d’inscrire du léger.

     

    C’est l’assis face au debout, l’à peine face à l’époustouflant, ce qui se tait face au criard.

    Le bruit n’effacera jamais le murmure continu plus ténu sur les tables. Des fusées ne s’en échappent pas, mais en monte une lumière qui retient du feu.

    A travers des régions malhabiles, des trappeurs moins aguerris continuent à grimper mains nues les roches plus arides.

    La question ouverte infiniment conjuguée et s’articule.

     

    La poser point à point en brodeur qui compte, le faire plus que le dire, à la pointe du crayon.

    Dire met sur la pointe.

    Tenter d’inciser ce cela même qui peut animer l’instant d’un petit air d’éternité, a cet air fin là, même s’il n’est que dans la tête.

     

    Les portraits sur fond cæruleum intense de Cranach

    restent suspendus du côté du cour qui s’en fend.

     

    Il y a plus, encore plus dans ce que l’on ne sait.

    À travers ce fichu trajet qui nous y amène, s’engrange une pyramide d’émotions.

     

    On fait son tour, toujours à court,

    on repart plein, grelottant.

    Né nu, on repart nu.

    Une part ineffable va où elle ne sait, ouvre de l’inconnu limpide. Le face à face avec le papier, plage de blanc un peu ivre, plonge sans mémoire pour défricher ce qui bouge de vent dessous.

    Les décalés du temps, s’évadent en connivence avec les siècles, dans la lisière, large plaie blanche de sable, longue plaie le long des murs qui traverse le fil de l’histoire des villes.

    Eux sautent ces murs de la honte.

     

    Aller dans le brut de briques délitées, salpêtre érodé, poussières, pentes de cendre d’où l’on ne redescend, vers l’impalpable du bleu joyeux par là-bas, vers les chants d’un orchestre malhabile. »

     

    Jeanne Gatard

    Laps

    Tarabuste, 2020

    https://www.laboutiquedetarabuste.com/doute-b-a-t-poesie.b/s419819p/Jeanne-GATARD-Laps

  • Hanz Magnus Enzensberger, « V. M. M. (1890-1986) »

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    DR

     

    « Le souffle court, sous le pommier en fleur

    derrière la datcha, glisse d’une fesse à l’autre,

    sur son fauteuil d’osier, Viatcheslav Mihaïlovitch,

    le survivant. En retraite, en retraite, en retraite.

     

    Il est vrai que son cul de plomb n’est plus

    ce qu’il était. Seul à sa chaîne de montre,

    le taille-crayon rappelle les années radieuses

    du Politburo. Il rumine, fait craquer ses doigts.

     

    Un bolchevik insignifiant : groupe des “chimistes”.

    J’ai moi-même été en prison ! (Justifications.)

    Pour la révolte, pour la mort, prêt. De tous les côtés des souvenirs.

    Les faits, mais ils ne sont que propagande, rien d’autre.

     

    Par exemple autrefois la Chancellerie du Reich, la pluie

    de novembre battait aux fenêtres. L’amitié entre nous

    est cimentée avec du sang. A-t-il vraiment dit cela ?

    Toasts éditoriaux mémorandums : l’histoire ?

     

    une histoire ? Qui pourrait faire la différence !

    Qui pourrait la retenir ? Bourdonnement des mouches

    dans les arrière-salles et dans les cellules. Au procès-verbal :

    Rebut. Chien enragé. Charogne dangereuse.

     

    Sa propre femme, comme toutes les autres, déportée :

    Avait-elle les yeux verts ou marron ? Et les enfants ?

    Insignifiant : qu’est-ce que ça signifie ? Lavette !

    criait Lénine. Une momie assise au soleil de mai.

     

    Bourdonnement des mouches comme toujours. Survivant, en mémoire.

    Somnolent, en conserve. Dans ses rêves,

    il confond arrêts de mort et devoirs à faire à la maison.

    Il a toujours été un bon élève. Il n’y a qu’en anglais

     

    qu’il a baissé. Cocktail par exemple : un mot étranger,

    incompréhensible. À ses oreilles qui entendent mal

    ne gronde aucune détonation. Craquements de doigts.

    Il écoute. Serait-ce les mouches ? Avec lenteur

     

    reviennent les délicates Études, Rêverie, Un sospiro,

    qu’il jouait autrefois à Kukarka,

    district de Nolinsk, anno mil neuf cent trois,

    plein d’expressivité et pénétré de nobles sentiments. »

     

    Hans Magnus Enzensberger

    Mausolée, précédé de Défense des loups et autres poésies

    Traduction de Maurice Regnault et Roger Pillaudin

    Préface d’Hédi Kaddour

    Poésie / Gallimard, 2007

  • Charles Ferdinand Ramuz, « Joie dans le ciel »

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    DR

     

    « Il s’appelait Augustin ; elle s’appelait Augustine.

    Eux aussi s’étaient retrouvés, ayant été séparés l’un de l’autre, étant morts loin l’un de l’autre, dans l’autre vie ; mais, de nouveau, ils étaient réunis.

    Il lui avait fallu venir de loin, il lui avait fallu venir depuis tout là-bas, sur les bords d’un lac, et c’était plusieurs jours de marche ; mais à présent l’amour est appelé par l’amour. Et, quand il eut sorti sa tête, dans l’éloignement d’elle, tout là-bas, et sur le bord des eaux qui ont brillé d’abord pour lui au lieu des glaciers et des neiges ; sitôt qu’il eut sorti sa tête, il s’est entendu appeler, et elle l’appelait déjà.

    Il n’a pas hésité, il ne pouvait pas se tromper, elle l’appelait, il s’est mis debout.

    Il a d’abord sorti sa tête, puis tout son corps dans la lumière, mais en même temps qu’il sortait son corps, son corps se tournait de lui-même dans la direction qu’il fallait.

    Il n’aurait pas eu besoin de voir, il aurait pu être aveugle comme Bé. Il y avait une main qui le tenait, et elle le tenait par le haut du bras, le tirant sans cesse à elle. Il n’aurait pas voulu venir qu’il serait venu ; il ne savait pas s’il voulait venir ou non ; il n’a pas eu à se le demander. Il a longtemps suivi la route qui va le long de l’eau vers l’est et les levers de soleil, et vers où est Jérusalem. Le ciel s’est habillé de blanc, puis de rose. Il marchait dans le matin, il marchait à midi, il marchait encore le soir ; et le ciel à présent s’habillait de vert devant lui. Les hommes étaient partout heureux et beaux dans le grand vignoble, ayant leurs épis de maïs qui séchaient devant les maisons, et, en dessous de l’avant-toit de l’écurie, sur une sorte de galerie à claire-voie, leurs noix bien étalées sur les lattes dans le courant d’air. Les femmes, debout sur les portes, lui disaient : “Voulez-vous entrer ?” On lui faisait un lit. On ne lui demandait point d’argent. On ne lui demandait même pas son nom ; on n’a plus de noms.

    On lui faisait un lit. Il couchait dans un bon lit. Il se levait de grand matin, il recommençait à marcher, il se levait en même temps que les gens de la maison ; et ainsi peu à peu il a quitté le lac, il est entré dans la grande vallée qui y fait suite ; là, il est remonté le fleuve, qui en occupe le milieu, coulant entre deux hautes chaînes de montagnes toujours plus hautes.

    Et les deux chaînes se sont rapprochées toujours plus ; elles ont fini par se rapprocher tellement qu’il n’y a plus eu devant lui qu’une étroite porte entre des rochers ; mais il marche toujours et c’est midi et il passe la porte ; tout aussitôt la vallée s’est élargie : et c’était dans le bout, sur un de ses versants.

    Elle l’attendait, elle savait qu’il devait venir, elle n’était pas pressée.

    Il allait vers elle, et, elle, elle avait été l’attendre dans le bois des Ciernes ; elle savait qu’il allait venir, lui savait qu’elle l’attendait.

    Maintenant on ne peut pas ne pas être réunis et on ne peut pas ne pas être ensemble, quand on est fait pour être ensemble ; – et c’était dans le bois des Ciernes, où la pente pierreuse et très raide avait été entaillée à deux places, l’une pour y faire passer le canal, l’autre pour y faire passer le chemin.

    C’était juste au-dessous du bisse, qui est le nom qu’on donne à ces canaux d’irrigation qu’il y avait dans l’autre vie et qui allaient chercher très haut dans la montagne de quoi rester pleins tout l’été. Et le bisse était toujours là, avec son eau toujours la même ; tout était comme autrefois sous les pins ; les pins eux non plus n’avaient pas changé avec leurs troncs rouges nus jusqu’à une grande hauteur et ne montrant qu’à leur fin bout un petit plumet de branchage. »

    Charles Ferdinand Ramuz

    Joie dans le ciel

    Bernard Grasset, 1925

     

  • W.G. Sebald, « J’aurais voulu que ce lac eût été l’océan»

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    DR

     

    « […] Mme Boy de La Tour, son admiratrice, lui cède pour logement une ferme inoccupée à Môtiers, dans la vallée isolée de Travers.

    Le premier hiver que Rousseau y passe est l’un des plus froids du siècle. Dès octobre, il se met à neiger. Depuis cet exil inhospitalier, en dépit de ses maux de ventre chroniques et des autres malaises et maladies qui l’accablent, Rousseau se défend des accusations incessantes dont le Conseil de Genève et le clergé de Neuchâtel le harcèlent. Parfois il semble qu’une embellie veuille percer ce monde de ténèbres. Rousseau rend des visites à son protecteur, Lord Keith, dans la maison duquel vivent, entre autres, Stéphan le Kalmouk, Motcho le Nègre, Ibrahim le Tartare et Emetulla, un musulman originaire d’Arménie. Le philosophe persécuté, qui à cette époque porte déjà son fameux vêtement arménien, une sorte de caftan et un bonnet fourré, ne dépare pas dans cet environnement empreint de tolérance. Par ailleurs, il s’efforce de se concilier la bienveillance de Frédéric-Guillaume de Montmollin, le pasteur de Môtiers, il va à la messe et communie, prend le soleil devant la maison, s’occupe à nouer des rubans de soie et botanise dans les combes et les pâturages. “Il me semble, écrira-t-il plus tard dans les Rêveries, que sous les ombrages d’une forêt je suis oublié, libre et paisible comme si je n’avais plus d’ennemis.” Or les ennemis ne désarmaient pas. Rousseau doit écrire pour sa défense une lettre à l’archevêque de Paris, et un an plus tard ses Lettres écrites de la montagne, où il expose que l’action intentée contre lui par le Conseil de Genève porte atteinte autant à la constitution de la République qu’à ses traditions libérales. Mais Voltaire, qui a fait alliance impie avec les représentants pharisiens de la classe vénérable, orchestre en sous-main la campagne de calomnie et répond par un pamphlet intitulé Le Sentiment des citoyens, dans lequel, comme il ne lui a pas été possible de mener son adversaire à l’échafaud, il le stigmatise en le traitant de menteur, de blasphémateur et de charlatan. Et il ne le fait pas à découvert ni en son nom propre, mais anonymement, dans le style d’un virulent pasteur calviniste. “Nous avouons avec douleur et en rougissant, écrit-il, que c’est un homme qui porte encor les marques funestes de ses débauches, et qui déguisé en saltimbanque traîne avec lui de Village en Village, et de Montagne en Montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère, et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital”, ajoutant que par de tels actes Rousseau abjurait tout sentiment naturel autant qu’il abandonnait honneur et religion. Il n’est guère aisé de comprendre pourquoi Voltaire, qui dans sa carrière ne s’est pas précisément distingué par sa défense de la vraie foi, s’acharnait de la sorte sur l’écrivain et le poursuivait sans relâche de sa haine. La seule explication possible est sans doute que sa propre gloire palissait à l’éclat de cette nouvelle étoile montant au firmament de la littérature. Rien n’est plus constant que la méchanceté avec laquelle un homme de plume parle d’un autre dans son dos. Mais quelles qu’aient été à l’époque les circonstances, les attaques publiques de Voltaire et ses intrigues de coulisse ont eu en définitive pour effet que Rousseau dut quitter le val de Travers. Début septembre, lorsque la marquise de Verdelin lui rendit visite à Môtiers et alla le dimanche au service divin, Montmollin, qui avait été un temps bien disposé à l’égard de Rousseau mais s’était de plus en plus laissé influencer par la classe des pasteurs de Neuchâtel et de Genève, fit un sermon sur un passage du chapitre xv des Proverbes, énonçant que “le sacrifice des méchants est en abomination à l’Éternel”. Aucun des croyants présents ce jour-là à l’église de Môtiers, pas même le plus simple d’entre eux, ne pouvait ignorer qui la charge visait. Aussi n’est-il pas étonnant que Rousseau, dès qu’il se montre dans la rue, soit désormais agressé et insulté par la populace courroucée, ni que dans la nuit suivante on jette des pierres sur sa galerie et contre sa fenêtre. Dans les Confessions, il écrira plus tard qu’on l’avait traité à l’époque comme un loup enragé et que “plusieurs fois en passant devant des maisons, [il] entendoil[t] dire à ceux qui les habitoient : Apportez-moi mon fusil, que je lui tire dessus”.

    Comparée à ces jours funestes, l’île de Saint-Pierre a dû apparaître à Rousseau, lorsqu’il y mit le pied le 9 septembre, comme un paradis en miniature où il croyait pouvoir légitimement “se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et les roulements des torrents qui tombent de la montagne.” »

     

    W. G. Sebald

    « J’aurais voulu que ce lac eût été l’océan. À l’occasion d’une visite à l’île Saint-Pierre »

    in Séjours à la campagne

    Traduit de l’allemand par Patrick Chabonneau

    Actes Sud, 2005

     

     

  • Jean-Jacques Rousseau, "Les rêveries du promeneur solitaire"

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    Gravure de Louis François Charon d'après Bouchot, Musée Carnavalet, Paris

     

    « Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien nʼy garde une forme constante & arrêtée, & nos affections qui sʼattachent aux choses extérieures passent & changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arriere de nous, elles rappellent le passé qui nʼest plus, ou préviennent lʼavenir qui souvent ne doit point être : il nʼy a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi nʼa-t-on gueres ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute quʼil y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrois que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet & vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?

    Mais sʼil est un état où lʼame trouve une assiette assez solide pour sʼy reposer tout entiere & rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé, ni dʼenjamber sur lʼavenir ; où le tans ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée & sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, & que ce sentiment seul puisse la remplir tout entiere; tant que cet état dure, celui qui sʼy trouve peut sʼappeler heureux, non dʼun bonheur imparfait, pauvre & relatif tel que celui quʼon trouve dans les plaisirs de la vie; mais dʼun bonheur suffisant, parfait & plein, qui ne laisse dans lʼame aucun vide quʼelle sente le besoin de remplir. Tel est lʼétat où je me suis trouvé souvent à lʼIsle de St. Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissois dériver au gré de lʼeau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord dʼune belle riviere ou dʼun ruisseau murmurant sur le gravier.

    De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien dʼextérieur à soi, de rien sinon de soi-même & de sa propre existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de lʼexistence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement & de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence chere, & douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles & terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire & en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connoissent peu cet état, & ne lʼayant goûté quʼimparfaitement durant peu dʼinstans, nʼen conservent quʼune idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même bon dans la présente constitution des choses, quʼavides de ces douces extases, ils sʼy dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissans leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné quʼon a retranché de la société humaine, & qui ne peut plus rien faire ici-bas dʼutile & de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état, à toutes les félicités humaines des dédommagemens que la fortune & les hommes ne lui sauroient ôter. »

    Jean-Jacques Rousseau,

    Les rêveries du promeneur solitaire —  extrait de la cinquième promenade

     

  • Claude Royet-Journoud, « Pour énigme »

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    « 1

    la nudité est une histoire

     

    le naturel

    ce qui passe et ce qui

    limite l’air et

    sa puissance

     

    je change de jour

     

    2

    délicats contours

     

    voir

    ceci et cela

     

    tous se groupaient

    contre la mer

    l’image parlait

    sans parenthèses

     

    3

    fiction inattendue

    dans le studieux parcours

     

    le portrait

     

    la forme de la main »

     

    Énigme est le titre d'une section (vide) de État d'Anne-Marie Albiach, Mercure de France, 1972

     

    Claude Royet-Journoud

    Le Renversement

    Gallimard, 1972

     

    Bon anniversaire Claude Royet-Journoud — né le 8 septembre 1941.

  • Daniil Harms, « La petite mémé qui traquait des bestioles »

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    Gravure de Marfa Indoukaeva

     

    « Une p’tite mémé traquait sur les asters

    Maintes bestioles, les prenant au filet.

    Cette p’tite mémé tenait d’une main de fer

    Ses cachets, sa clé, sa canne à poignée.

     

    Un jour, Mémé fouillait dans les asters

    Puis s’écria soudain, toute affolée :

    Perdus ! Foutus ! Où sont-ils donc ? Misère !

    Mes cachets, ma clé, ma canne à poignée ?

     

    Clouée sur place, Mémé resta figée,

    Criant : À l’aide ! Agitant son filet.

    Vite, aidez-la ! Afin que not’ Mémé

    Retrouve cachets, clé et canne à poignée. »

     

    Daniil Harms

    Le samovar

    Bilingue

    Traduit du russe par Eva Antonnikov

    Gravures de Marfa Indoukaeva

    Héros-limite, 2015

    https://heros-limite.com/auteurs/harms-daniil/

     

    Une des prises ramenées de ma visite d'hier au Livre, à Tours. Ce petit livre, largement illustré d'épatantes gravures, est une merveille de grâce, de drôlerie, de poésie. Rythme, élégance,  malice, sont au rendez-vous, et la traduction si belle d'Eva Antonnikov n'est pas pour rien dans cette réussite.

    À lire à nos enfants, leurs parents et leurs grands-parents.

  • Maurice Chappaz, « L’île déserte »

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    Corinna Bille & Maurice Chappaz en 1942

     

    « — Et qu’emporterez-vous sur une île déserte ?

    Je me réveillais sur mon lit tandis que la neige accompagnait le sapin qui se balançait imperceptiblement à la fenêtre et qu’il n’y avait que lui et moi au monde.

    Mais la voix reprit comme si elle s’adressait à plusieurs hommes qui exploraient la nuit en train de finir.

    — Je vous inquiéterai. Un souvenir de votre aimée, un seul ?

    Vous êtes plus perdus que vos prés et vos fermes, constatait en moi le passant invisible.

    Je cherchais et ne voulais pas d’images. Qui sait ? Je me dis : ce vieux bocal aux griottes que je viens d’ouvrir. J’ai été saisi la veille. D’un coup les fruits m’ont piqué et j’ai reconnu mes cerisiers sauvages, les rejetons si vivaces de ceux que j’ai plantés autour de notre maison à V. J’ai cru m’y retrouver. J’ai senti avant que l’été s’use le parfum de l’air et la chaleur, juin qui s’ouvre, sur ma joue. Quand ce rouge à l’eau (qui est la couleur des merises), leur rouge un peu opalin commence à flotter. Et bien sûr, Elle était là sur le balcon, je ne distinguais pas ses traits de sa voix. Elle aussi était une saveur. Je fermerai les yeux sur l’île déserte. Que puis-je emporter de plus près de tout et me traversant que cette langue de verger que je sucerai ? Je survivrai autant de jours ou de nombre de semaines qu’il y a de fruits. Manger c’est disparaître comme la neige qui fond déjà sur le sapin qui devient si vert.

    Je m’endormis puis je songeai à la malachite, une petite pierre luisant au clair de lune qu’elle avait trouvée en descendant un chemin entre les vignes sous Venthône. Verte et brûlante. Elle l’avait fait tailler puis portée vingt ans en bague et ensuite l’avait partagée en deux pour chacune de ses nièces.

    Je leur réclamerai cet infime bijou âpre, très montagnard de ton. J’observe une attente dans l’aventure de cette pierre et une onde de magie prête à nous envahir. Une puissance a été mise en veilleuse. À elle seule, à mon doigt, étincelle d’une planète que j’aime, celle qui indique tantôt le soir tantôt le matin, elle me scellerait cette malachite dans un creux au fond du sable. Elle me marierait à l’île déserte.

    Oui, il y a encore une page d’écriture dans un tiroir. La dédicace de sa main en tête des Cent petites histoires d’amour…* “ce cœur éclaté dont le meilleur est pour lui, sa Corinna”.

    Ce seul feuillet de l’Arbre de vie me suffira mais l’issue sera tout de suite l’océan.

    Une île ce monde comme le dos d’une baleine. On dit que les marins en voyage croient à une terre ; ils l’abordent et pique-niquent. Ils allument un petit feu et l’île réveillée s’enfonce dans l’océan. Exactement ça, le moment de la mort, la terre nous quitte, on plonge dans l’eau sans limites ni demeures. »

     

    * Corinna Bille, Cent petites histoires d’amour, Gallimard, 1979

     

    Maurice Chappaz

    Le livre de C

    Préface de Christophe Calame

    Éditions de la Différence, 1995

  • Anne Perrier, « Feu les oiseaux (extraits) »

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    Anne Perrier en 1960

     

    « Si le monde

    Était un raisin transparent

    Qui survivrait ?

     

    L’aile d’un ange

    À ma fenêtre obscure

    Neige

     

    Mon cœur prends garde !

    Cette année quel retard

    Sur l’églantine

     

    L’heure qui monte vers midi

    Laisse tomber son ombre

    Dans la nuit

     

    L’été chaque fois plus royal

    Chaque fois plus mortel

    L’abeille toujours plus transparente

     

    L’oiseau touché à mort

    D’un coup de son aile blessée

    A dépassé le jour

     

    J’ai rejoint les oiseaux sauvages

    Oh ! ne me cherchez plus

    Qu’ailleurs »

     

    Anne Perrier

    Feu les oiseaux

    Payot, 1979

  • Franck Venaille, « La bataille des éperons d’or »

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    © Jacques Sassier

     

    « L’EAU

    des tourbières

    l’eau où mon règne perdure

    avant de glisser ce qui me reste de voix dans la fanfare

    et

    d’en être le speaker jamais abattu

    l’eau

    m’attire – tire – cette eau

    j’ai bien connu le bourgmestre

    il faisait apparaître la ligne d’horizon

    souris – mulots – hérissons – taupes

    devinrent mes amis ces années-là

    où je fus désigné fournisseur en eau potable pour récitals il

    faut être celui-ci qui bouleverse la salle entière

    ainsi

    la poésie un jour fermera boutique

    laissera une dernière fois ses rideaux métalliques

    comme cela fera chic et bon genre

     

    J’ai délaissé mon Palais d’enfant. J’ai vécu loin des canaux. Ailleurs. Face à la mer du Nord. J’ai écrit des livres. Il a encore fallu se battre contre les chars venus de Prusse. Je savais que par milliers, les tourbières m’attendaient. Certaines d’entre elles, depuis, je ne sais pas, moi, disons l’acte officiel attestant de la naissance chez le charpentier d’un enfant de sexe mâle dénommé comme déjà ? Jésus. Mais les tourbières souffraient-elles du froid? Quel était, oui quel était le meilleur angle pour tenter de pénétrer dans ce qui ressemblait au souterrain quasi secret du château d’Allemonde. Mais qu’entendait-on ? Des respirations irrégulières d’un soldat sommeillant durant ses heures de garde, c’est le destin des hommes qui m’attire. J’aime savoir. Quoi ? Ce qui se passe derrière les apparences. Le plateau attendait la fonte des neiges. D’énormes blocs de glace s’étaient rassemblés. De grandes dépressions se formèrent. J’avais quoi ? L’enfance mauvaise. Pourtant j’apprenais avec cœur le nom des rivières ici nées : la Sauve, la Gileppe, la Soor, la Helle. Mais voir les arbres combattre, pliés par le vent, perdre feuilles et branchages : comment supporter cela ? »

     

    Franck Venaille

    La bataille des éperons d’or

    Mercure de France, 2014

  • Marcel Cohen, trois enfants dans « Le grand paon-de-nuit »

    page 38 col 1 Marcel Cohen © Francesca Mantovani - Gallimard - copie.jpg

     

    « Affamé après plusieurs jours de fugue, un enfant, dans la rue, tente d’attirer l’attention des policiers pour qu’ils l’interrogent et le ramènent chez lui, mais avec assez de nonchalance pour qu’il ne soit pas dit qu’il se rendait.

    *

    La scène se répète jour après jour : au jardin public, l’enfant court derrière les pigeons ; il court de plus en plus vite, tend les bras, finit par trébucher et tombe. S’il éclate en sanglots, ça n’est jamais vraiment sous l’effet de la douleur, pourtant très réelle, mais de rage : il ne voulait qu’embrasser les oiseaux, tente-t-il d’expliquer.

    *

    Un enfant mimant sa mort, immobile sur le sol, yeux clos, les bras en croix comme le Christ (il n’imagine pas encore qu’on puisse mourir autrement), dans l’espoir qu’on va s’apitoyer, laisser éclater tout l’amour qui lui revient. On lui lance seulement : “Cesse donc tes jeux imbéciles et va te laver les mains pour passer à table !” »

     

    Marcel Cohen

    Le grand paon-de-nuit

    Collection Le Chemin, Gallimard, 1990

  • Robert Walser, « La forêt (extrait) »

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    Karl Walser

     

    « C’est en été naturellement que les forêts sont les plus belles, parce que, alors, rien ne manque à la pétulante richesse de sa parure. L’automne donne aux forêts un dernier charme, bref, mais d’une beauté indescriptible. L’hiver enfin n’est certainement pas propice aux forêts, mais même les forêts hivernales sont encore belles. Y a-t-il du reste dans la nature quelque chose qui ne soit pas beau ? Les gens qui aiment la nature sourient à cette question ; toutes les saisons leur sont également chères et ont la même importance car eux-mêmes se fondent en chacune d’elles par les sensations et la jouissance qu’ils en tirent. Comme sont splendides les forêts de sapin en hiver, quand ces hauts et sveltes sapins sont plus que lourdement chargés de neige, molle, épaisse, de sorte que leurs branches pendent longuement, mollement, jusqu’au sol, rendu lui-même invisible tant la neige est partout. Moi-même, l’auteur, je me suis beaucoup promené à travers les forêts de sapins en hiver et j’ai toujours très bien pu alors oublier les plus belles forêts d’été. C’est comme ça : ou bien on doit tout aimer dans la nature, ou bien on se voit interdit d’y aimer et reconnaître quoi que ce soit. Mais les forêts d’été sont quand même celles qui se gravent le plus vite et le plus vivement dans la mémoire, et ce n’est pas étonnant. La couleur se grave en nous mieux que la forme, ou que ce genre de couleurs monotones que sont le gris ou le blanc. Et en été la forêt est tout entière couleur, lourde, débordante. Tout alors est vert, le vert est partout, le vert règne et commande, ne laisse paraître d’autres couleurs, qui voudraient aussi se faire remarquer, que par rapport à lui. Le vert jette sa lumière sur toutes les formes de sorte que les formes disparaissent et deviennent des éclats. On ne prend plus garde aux formes en été, on ne voit plus qu’un grand ruissellement de couleur plein de pensées. Le monde alors a son visage, son caractère, il a ce visage-là ; dans les belles années de notre jeunesse il a eu ce visage, nous y croyons car nous ne connaissons rien d’autre. Avec quel bonheur la plupart des gens pensent à leur jeunesse : la jeunesse leur envoie des rayons verts, car c’est dans la forêt qu’elle a été le plus délicieuse et la plus captivante. Ensuite on est devenu grand, et les forêts sont devenues aussi plus vieilles, mais tout ce qui est important n’est-il pas resté le même ? Celui qui dans sa jeunesse était un garnement, il portera toujours un petit air, un petit insigne de garnement, qu’il gardera toute sa vie, et de même pour celui qui déjà en ce temps-là était un arriviste, ou un lâche. Le vert, le tout-puissant vert des forêts d’été, ne se laisse pas oublier ni des uns ni des autres ; à tous ceux qui vivent, qui veulent arriver, qui grandissent, il est pour toute la vie inoubliable. Et comme c’est bien que quelque chose d’aussi bon, d’aussi aimable, reste inoubliable de cette façon ! Père et mère et frères et sœurs, et coups et caresses et goujateries, et, liant tout cela, le fil intérieur de ce vert unique. »

     

    Robert Walser

    Les rédactions de Fritz Kocher (1904)

    Illustrations de Karl Walser

    Traduit de l’allemand par Jean Launay

    Postface de Peter Utz

    Gallimard, 1999, nouvelle édition Zoé Poche, 2024