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Anniversaires - Page 3

  • Liliane Giraudon, « Fonction Meyerhold »

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    © Marc-Antoine Serra

     

    « que bois-tu que fumes-tu

    mangez-vous du caviar     des aubergines

    j’ai épluché pour toi une orange

               appelée sanguine les tranches

    je les ai disposées sur une petite

               soucoupe blanche

     

              ça te rafraîchira »

     

    Liliane Giraudon

    Le travail de la viande

    P.O.L, 2019

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-4796-5

  • Ariel Spiegler, « Jardinier »

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    Agnolo di Cosimo dit Bronzino, Noli me tangere, 1561, Paris, Musée du Louvre

     

    Ce n’est pas si courant qu’un livre de poèmes me transporte à ce point. Celui-ci est une vraie surprise. Acheté il y a 48 heures dans une bonne librairie après quelques pages sur place, il m’a bouleversé par ce qu’il donne à lire et à penser, mais aussi par ce qu'il rompt avec bien des façons actuelles. Ce n’est pas si courant aujourd’hui que la chair et l’esprit soient abordés avec générosité, réelle envie de partage, quête de soi-même dans l’amour de l’autre, qu’il soit humain ou d’essence divine – le jardinier on l’aura compris est le Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre près du tombeau, comme le rapportent Jean & Marc. Reprenant, poursuivant, au fond, ce que quelques-uns de ces prédécesseurs ont mis en route – Thérèse d’Avila & Jean de la Croix, pour aller vite –, Ariel Spiegler – dont je ne connaissais rien –, bouleverse les habitudes et les sens en six parties, où le « je », le « tu » qui vont de l’un à l’autre — « petite », « Ariel », sont forcement plus définis —, sont les moteurs d’un dialogue intérieur et d’une passion qui porte à vaincre ce que le monde et le temps opacifient, abiment. Ce sont « L’appel d’un homme incompréhensible », « une mélodie, une espèce de couleur », « la meilleure part de toi », le désir, bien sûr, la recherche, l’erreur forcément, le questionnement permanent, qui constituent ce livre très sensuel et divin où, par exemple, « je me suis mélangée à son corps » et « j’ai chanté trop tôt la prière des humains et des anges » seraient des passages qui nous donneraient des nouvelles, de nous-même, perdus et déliés dans la passion et réunis dans l’écriture et la lecture. C’est dire si ce livre est nécessaire.

    Claude Chambard, 30 janvier 2020

     

    « Je t’adore

    Qui es-tu ?

     

    Avant que je parle, que je batte,

    il y avait l’espace immense.

    Tu as présidé à l’aurore.

    Aucun oiseau n’est tombé sans toi.

     

    Toute la nuit je t’ai voulu

    mais que dure la nuit ?

    Je t’adore.

     

    J’ai fait d’un rien du tout

    une histoire extravagante,

    des nœuds marins

    et les nuages allaient, sans pensée, au-dessus de moi.

     

    Que je t’adore en marchant, en dormant,

    que je t’adore par tous les visages.

     

    Soulève-moi jusqu’à ta face,

    effeuille-moi, amoindris-moi,

    disperse-moi dans ta lumière.

    Je t’adore.

     

     

    Surgis, vivante, lève-toi

    et cherche celui qui t’attend depuis

    avant ta naissance

    pour que tu deviennes

    libre comme lui.

    Ne cesse pas de chanter, de le vouloir,

    chante. »

     

    Ariel Spiegler

    Jardinier

    Gallimard, 2019

     

  • Pascal Quignard, « L’évanouissement »

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    © cchambard

     

    « Le samedi 18 août, le premier jour de la canicule, j’étais dans le jardin, je dormais dans un fauteuil transatlantique à l’ombre du bûcher, il faisait 38 degrés, j’ai entendu un bruit sur la rivière, ou, dans un rêve, j’ai vu un enfant qui venait sur la rive, je me suis levé, j’ai voulu traverser l’herbe pour rejoindre le bord de l’Yonne mais, dans le mouvement même de me lever, j’ai eu un vertige, mon pied droit a lâché, tout mon corps a commencé une étrange rotation, ma tempe droite et mon oreille sont venues frapper la poutre qui soutient l’auvent du premier ermitage, mon corps a continué de tourner sur lui-même, s’est mis à fléchir, mon genou s’est ouvert sur une pierre, j’ai rebondi un peu sur les cailloux, un bleu s’est étendu sur ma hanche gauche, j’ai un peu sursauté dans l’herbe grillée et chaude, mon bras s’est couvert d’égratignures tandis que, mon torse se décurvant tout à coup, ma tête a été projetée en arrière sur une marche, je me suis évanoui. Étrange danse lente de tombée sur la terre faite de trois rebonds, dont j’ai le souvenir physique, comme une valse où plus aucun muscle ne fonctionnait, où plus aucune volonté n’agissait, mais dont le temps fort ne pouvait pas manquer d’être le dernier, — de s’adresser au dernier.

    Je me suis éveillé plus tard dans l’après-midi, sur le dos, sur la terre, le corps en plein soleil, la nuque couverte de sang, dans le plus total silence.

     

    La déposition de croix. Le dépôt du corps tombé en transe sur la terre. La descente du corps sur la terre dans la naissance. La tombée du corps dans la mort.

     

    Je ne cesse de méditer que la première image humaine tombe.

    Aussi bien naissance que mort, c’est le point de naissance-mort. Ce point de contact avec la terre-propre-au-second-monde. Ce point de contact du corps et de la terre, c’est le dernier royaume. »

     

    Pascal Quignard

    L’Origine de la danse

    Galillée, 2013

     

    Cette page, je me & vous l’offre pour mon anniversaire. Elle est d’un ami cher.

  • Pascal Quignard, « La leçon de musique »

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    Marin Marais par André Bouys, 1704

     

     

    « La cloison sonore est première dans l’ordre du temps. Mais je songe – avant que nous soyons enveloppés de notre propre chair – à la cloison tégumentaire d’un ventre autre. Puis la pudeur sexuelle, la présence ou la menace de l’émasculation, qui ne sont pas dissociables de la cloison vestimentaire. Non pas les corps : certaines parties du corps, non pas les plus personnelles, mais assurément les plus distinctes, qui sont soustraites à la curiosité d’autrui. Il faut alors supposer une espèce de son étouffé qui est comme le sexe dérobé. C’est le secret de la musique. Dans ce sens Marin Marais décide de devenir le virtuose de la basse de viole, dût-il passer sur le corps de son maître. Sans doute une espèce de son étouffé peut être formée à l’aide du piano-forte ou du violoncelle. Mais de nos jours, dans le cas du clavecin, de la viole de gambe, il en va comme si une tenture, une tapisserie, une cloison nous séparaient de ces sons étouffés, et les étouffent. Le plus lointain en nous, il nous brûle les doigts. Nous le cachons dans notre sein et pourtant il nous paraît plus ancien que la préhistoire, ou plus loin que Saturne. Jean de La Fontaine, dans le même temps, cherche à l’aide de vieux mots, de vieilles images revigorées, la nouveauté, la jeunesse même d’un effet archaïque. Je n’avais pas la vue dans ce temps, pas plus que je n’avais la disposition du souffle, ni du vent, ni de l’air atmosphérique, ni de la profondeur des cieux. J’ai intensément et comme à jamais l’impression de ne pas entendre tout à fait et de ne pas être sûr de comprendre tout à fait.

     

    […]

     

    Rue de l’Oursine, il s’était fait aménager un cabinet de musique qui donnait sur le jardin et qui causait de la surprise aux musiciens de ses amis et aux élèves tant il était en proportion petit. On ne pouvait y jouer à plus de deux violes et c’est pourquoi Marais avait été contraint de louer une salle plus vaste, rue du Batoir, pour y donner ses cours. C’était une réplique de la cabane de Sainte-Colombe, cinquante ans plus tôt, dans le bois de mûrier. Il était recouvert de boiseries de chêne clair. Deux tabourets recouverts de velours de Gênes rouge. Près de la fenêtre – d’où Marais avait plaisir à voir ses arbres et ses fleurs – une chaise longue datant du XVIIe siècle, une vieille “duchesse” de velours jaune, une table à écrire, un nécessaire à écrire au couvercle fait de pierres d’agate.

     

    […]

     

    Durant les années 1726, 1727, 1728, il avait à peu près cessé de parler. Comme les vieillards qui, pour justifier la mort ou pour supporter la proximité de plus en plus pressante et de plus en plus effrayante de leur fin, édifient à pleines mains mille motifs de haïr le monde qu’ils quittent sans qu’ils le veuillent, il prétendait qu’il avait chuchoté un chant à des oreilles qui ne se trouvaient plus sur les visages. Que, sans qu’il sache comment, il était comme un poète qui écrirait des vers dans une langue dont le peuple aurait été décimé en une nuit. Que l’art de la viole avait connu son plus haut état alors que le public avait déjà cessé de lui accorder son attention. Qu’il avait écrit sur l’eau, au rebours du courant, dans le mouvement impossible qui va de nouveau vers la source. »

     

    Pascal Quignard

    La leçon de musique

    Textes du XXe siècle, Hachette, 1987, rééd. Folio, 2002

     

    Marin Marais est né le 31 mai 1656 à Paris, où il est mort le 15 août 1728.

  • Pascal Quignard, « La vie n’est pas une biographie »

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    « Le nostos

     

    “À ceux qui partent on souhaite le retour.” C’est le songe. Le rêve – qui habite au-dessous du songe – va directement au contraire de cette prière des anciens Grecs.

    On quitte l’enfer.

    On quitte l’enfer où les ombres vous hèlent, où les grandes robes sombres vous poursuivent. Où les visages hurlants, les chignons dénoués, les cheveux défaits, flottants, crient contre vous, ou geignent timidement.

    On quitte l’autre monde pour le monde totalement autre que soi. On se déroute où on ne sait plus. On ne sait plus la forme que l’on a. On ne sait plus dans quel règne on peut être.

     

    Puis il y a un moment dans l’opacité impénétrable de la nuit, à la fin du sommeil, où les images s’arrêtent. Alors les mots sortent comme les chants des oiseaux commencent. Des phrases complètes se déroulent sous les paupières refermées, elles poussent dans l’ombre irrésistiblement, elles circulent, se développent, s’éploient, hantent, s’affirment et il faut se lever. Il faut les noter. On monte en titubant l’escalier dans le noir, on va s’étendre et se receler dans le petit lit de l’aube, juste à l’aplomb du velux pour pouvoir écrire à la première lumière qui tombe de l’astre. Pour l’instant on allume la lampe et on transcrit la phrase toute faite et on laisse, à partir d’elle, buissonner d’autres mots, des racines de mots, des préfixes ou des morceaux de mots ou bien des assonances, d’autres phrases, un rythme, des périodes, des contrastes, des attaques, des heurts. On ne s’éveille pas tout à fait en écrivant.

    Enfin la nuit insensiblement se résorbe.

    La lumière naît bien avant que l’étoile paraisse.

    Une pâleur illumine la page.

     

    C’est l’aube. À l’instant où l’incroyable pluie de lumière commence de tomber d’un coup du vasistas on peut fermer les yeux, on peut chercher du bout des doigts l’olive sur le fil qui pend, on peut couper la lumière électrique, le corps peut s’alanguir et le souffle s’apaiser, on est heureux, on pose le crayon ou le minuscule feutre à la pointe si fine. On recommence de lire. La nuque et le dos reposent si bien sur les oreillers contre le mur de l’ancien grenier de la maison devenue une minuscule chambre d’enfant ne laissant place qu’à un minuscule matelas large de 80 centimètres posé sur rien, à même le plancher de bois. Petite solitude naine, étroite, indestructible, aussi enveloppante que l’arrière-faix du premier monde inguérissable, sublime. »

     

    Pascal Quignard

    La vie n’est pas une biographie

    Galilée, 2019

     

    Recopier une page de Pascal Quignard pour son anniversaire.
    Bon anniversaire Pascal.

  • Jean-Luc Godard, « Le cinéma est fait pour penser l’impensable »

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    « Je n’ai pas le sentiment de savoir inventer, mais j’ai le sentiment de savoir trouver des choses, et de les assembler. Et je ne suis pas du tout gêné de faire n’importe quel film, avec n’importe quoi. Vous me proposez un lacet de chaussures et un ver de terre, vous me proposez un budget qui est conséquent par rapport à ces deux choses, et je fais le film. J’ai toujours eu le sentiment de faire le film qu’on me demandait, c’est-à-dire, d’être très sartrien : “L’homme est ce qu’il fait qu’on fait de lui. » Les films, c’est la même chose, je n’ai jamais rêvé de faire je ne sais quoi. Les citations ne me protègent pas, ce sont des amies. Ils ont créé des choses, pourquoi ne pas les utiliser. S’il y a des arbres, pourquoi ne pas les filmer. Si c’est une rue, si ce sont des gens, il faut en faire quelque chose. Ce n’est pas à moi, mais je peux en faire quelque chose. Il y a peut-être des droits d’auteur, on doit pouvoir les toucher, pourquoi pas ? Mais si on me demande : “Est-ce que je peux prendre un extrait, est-ce que j’ai le droit ?” Je réponds : “Non seulement tu as le droit mais tu as le devoir de le faire.” Un bout de phrase vous aide à en construire un autre. Je n’ai inventé ni le verbe, ni le complément. Alors je m’en sers. C’est une merveille que d’avoir quelques jolies phrases à sa disposition, de pouvoir siffler un air de musique, qu’il soit de Mozart, ou de Gershwin, c’est une vraie merveille de penser aux gens qui les ont faits. Et je ne vais pas citer toutes les références dans le générique, parce qu’à ce moment là, ça devient autre chose, ça devient une connaissance livresque. C’est en vieillissant que je commence à avoir des idées de films à moi. Alors je me dis tant mieux. Delacroix disait aussi qu’il ne connaîtrait la peinture que lorsqu’il n’aurait plus de dents. »

     

    Jean-Luc Godard

    Entretien avec André S. Labarthe, Strasbourg le 15 décembre 1994

    In Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard (tome 2, 1984-1998)

    Édition établie par Alain Bergala

    Cahiers du cinéma, 1998

     

    Bon anniversaire JLG

  • W. G. Sebald, « Les émigrants »

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    DR

     

    « Nous partions aussi à la campagne, les jours où il faisait particulièrement beau, pour découvrir le règne végétal ou, sous prétexte d’herboriser, nous occuper tout simplement à ne rien faire. Pour ces sorties qui avaient lieu le plus souvent au début de l’été, il arrivait que se joignît à nous le fils du coiffeur et “croque-mort” Wohlfahrt, qui passait pour n’avoir pas toute sa tête. D’âge indéterminé et d’une humeur infantile et toujours égale, ce grand échalas que personne n’appelait jamais autrement que Mangold, vocable qui désigne à la fois un prénom et ce légume filandreux qu’est la bette, était aux anges quand il pouvait nous accompagner, nous qui n’étions même pas encore adolescents, et nous faire la démonstration que, bien qu’incapable de venir à bout du calcul le plus élémentaire, il était en mesure de dire à quel jour de la semaine correspondait n’importe quelle date prise au hasard dans le passé ou le futur.

    Ainsi, si l’on disait à Mangold que l’on était né le 18 mai 1944, il répondait aussitôt que c’était un jeudi. Et quand on essayait de le mettre à l’épreuve en lui posant des questions plus difficiles, comme la date de naissance du pape ou du roi Louis, il nous disait illico qu’il s’agissait de tel jour ou de tel autre. Paul, qui lui-même était excellent mathématicien et de surcroît très bon en calcul mental, essaya des années durant, en le soumettant à toutes sortes d’expériences et de tests sophistiqués, de percer le secret de Mangold. Mais autant que je sache, ni lui ni personne n’y parvint jamais, pour la simple raison que Mangold ne comprenait presque rien aux questions qu’on pouvait lui poser. »

     

    W. G. Sebald

    « Paul Bereyter », in Les Émigrants — 1992

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 1999

    Max Sebald est né le 18 mai 1944.

    Bon anniversaire Max.

  • Pascal Quignard, « Une Journée de Bonheur »

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    © : Frédéric Desmesure/Ritournelles

     

    « Ce n’est pas une image : cette vieille plume d’oie ou d’oiseau tenue très fort, serrée entre le pouce, l’index et le majeur dont les phalanges blanchissent, réinstaure, le plus qu’il est possible, le holding indicible jadis vécu dans l’ombre, quand on pinçait, avec les mêmes trois doigts, le cordon nourricier, pour accélérer l’écoulement du suc, pour le rouler sous les doigts comme un fuseau, pour s’agripper à lui comme à une corde ou une tige.

    Tenir c’est joindre.

    Tenir c’est adhérer et adhérer c’est déjà étreindre.

    Écrire c’est agripper ces trois doigts sur le fil imaginaire – sur la ligne qui s’invente à l’horizon du réel sans y être, au bout de la lumière du jour.

    S’accrocher.

    Tenir le coup.

    Survivre. »

     

    Pascal Quignard

    Une Journée de Bonheur

    Arléa, 2017

     

    Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Pascal Quignard – né le 23 avril 1948.

  • Thomas Bernhard, « Corrections »

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    DR

     

    « Alors que nous avons en vue notre travail et ce qu’il y a de dangereux et de fragile dans notre travail, nous utilisons la majeure partie de notre temps uniquement pour d’une manière générale pouvoir jeter un pont pour traverser le temps le plus proche, toujours le temps le plus proche de nous et nous pensons que, d’une manière générale, nous avons seulement besoin de penser à jeter un pont pour traverser le temps et non pas de penser au travail, à plus forte raison à un travail compliqué, requérant toute notre existence. Peu importe comment, seulement jeter un pont pour traverser, pensons-nous, sentons-nous instinctivement. Cela déjà étant enfant. Comment avancer, c’est que nous pensons sans interruption, et la plupart du temps, il est complètement indifférent de savoir comment nous avançons pourvu que nous avancions. Parce que c’est seulement sur le fait d’avancer et sans rien effectuer au-delà de cet objectif, ainsi s’exprime Roithamer, que nous devons concentrer nos énergies physiques et intellectuelles disponibles. Le travail, un auxiliaire pour nous faire traverser le temps intermédiaire, peu importe quel travail, quelle occupation, bêcher dans le jardin ou pousser au premier plan un objet de réflexion philosophique, c’est la même chose. Ensuite nous sommes possédés par une idée et nous n’avons au fond que la force de survivre, c’est pourquoi nous sommes dans un état plein de tourments extrêmes. Nous ne sommes engagés à rien, ainsi écrit Roithamer, rien souligné. Comme on nous a mis dans nos têtes d’enfants que nous n’aurons un droit à la vie que si nous travaillons raisonnablement, comme on nous assuré que nous devons accomplir notre devoir ! »

     

    Thomas Bernhard

    Corrections (1975)

    Traduit de l’allemand par Albert Kohn

    Gallimard / Du monde entier, 1978, rééd. Gallimard / L’imaginaire, 2005

     

    Cet extrait, pour souhaiter un excellent anniversaire à Emmanuel Hocquard, né le 11 avril 1940,

    qui vient de publier chez P.O.L, Le cours de Pise
    http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2018/03/15/emmanuel-hocquard-le-cours-de-pise-6034575.html

  • Gérard Haller, « Le grand unique sentiment »

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    Rembrandt, La Lutte de Jacob avec l'ange, 1659

    Staatliche Museen, Gemäldegalerie, Berlin

     

    « mains bras ailes

    oh ailes

     

    visage nu de l’un face au nu

    de l’autre comme ça qui se présentent

    ensemble le vide d’avant et l’intime

    infini.

    Le lointain : qui le font désirable

     

    komm tu dis

     

    c’est chaque nuit.

    Nous nous prenons dans les yeux les larmes

    plus loin nous nous implorons komm

    prends-moi etc. et c’est chaque fois

    comme si c'était la première nuit

    sur la terre de nouveau comme

    si c’était nous là-bas les deux

    tombés nus du ciel et tu es là

    je suis là tu dis regarde et tout

    recommence

    visage de l’un face à l’autre

    dedans plus loin qui appellent

    encore et encore

    qui demandent la lumière

    et tu me fais avancer dans toi

    au bord et tu prends ma tête

    comme ça dans ta main

    et tu la poses sur ton sein

    et tu dis mon nom

    komm tu dis

    et je suis toi de nouveau

    dans le nu de ta voix

    là-bas sans moi

    et je ferme les yeux

     

    [TEMPS]

     

    tout le temps de l’étreinte

     

    comme si c’était pour entendre

    seulement ça qui appelle dedans

    nous sans nom sans voix.

    Nu seulement plus nu encore

    et soudain c’est toi »

     

    Gérard Haller

    Le grand unique sentiment

    Coll. « Lignes fictives », Galilée, 2018

    http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3489

  • Pierre Reverdy, « Le Voleur de Talan »

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    DR

     

    « DÉDICACE PRÉFACE

     

    L’Arme qui lui perça le flanc

                      Sa plume

    Et le sang qui coulait

    noir

                      de l’encre

     

             O vie factice et délicieuse plus réelle

     

                      En bas c’est un abîme familier

                      qui s’ouvre

     

     

    Une bête venait de remuer

    On entendit un sabot gratter le pavé sous la paille

     

                           Puis un cri

     

    Attendez-vous à ce qui va se passer

     

                           Quelqu’un mit un œil à la lucarne

                           et regarda

     

    C’était encore la nuit mais la pendule balançait son battant sans sonner les heures et on dut attendre le jour pour savoir de quoi il s’agissait

     

                           Les années passent vite dans la tête

                           obscure d’un enfant

     

    Puis il n’y a plus qu’un souvenir unique qui se transforme

     

                          Cependant si l’on regardait

                          attentivement le même point on

                          s’apercevrait qu’il n’a pas bougé

     

    C’est un jeu de lumières

    On ne voit plus les mêmes couleurs

    Et les oreilles aussi auront changé

     

                Quelle épaisse fumée

     

    En essayant d’écarter les ténèbres avec ses doigts il s’est déchiré la figure et le cœur

     

    S’il s’était rencontré lui-même à quelque carrefour

     

    La roue d’une voiture qui passait le frôla et son veston resta taché de boue jusqu’à la fin

     

                           Combien y avait-il de temps qu’il

                           était sorti

     

    Entre tous les objets il y avait un vide qu’il aurait voulu combler et sa tête flottait de l’un à l’autre

     

                           Le vent l’aurait emporté au-dessus

                           des arbres s’il avait voulu

     

    Et toi tu restes là penché sur le parapet

    en ayant l’air d’attendre

     

                           La cloche qui sonne ne t’appelle

                           pas

     

                           Les sirènes font gémir les ardeurs

                           d’un autre climat

     

                Une image

     

    Il faut couper toutes les entraves et partir

                                          les mains devant

     

    Au fond de soi il y a toujours un pauvre enfant qui pleure »

     

    Pierre Reverdy

    Le Voleur de Talan – roman

    Imprimerie Rullière, Avignon, 1917, rééd. Flammarion, 1967

    Pierre Reverdy est né le 11 septembre 1889 à Narbonne et mort le 17 juin 1960 à Solesmes.

  • Cesare Pavese, « Le métier de vivre »

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    DR

     

    « 10 novembre [1938]

     

    La littérature est une défense contre les offenses de la vie. Elle lui dit : “Tu ne me couillonnes pas ; je sais comment tu te comportes, je te suis et je te prévois, je m’amuse même à te voir faire, et je te vole ton secret en te composant en d’adroites constructions qui arrêtent ton flux.”

    À part ce jeu, l’autre défense contre les choses, c’est le silence où l’on se ramasse pour bondir. Mais il faut se l’imposer, ne pas se le laisser imposer. Même pas par la mort. Choisir nous-même, au besoin, un mal est l’unique défense contre ce mal. Voilà ce que signifie l’acceptation de la souffrance. Non pas résignation mais élan. Digérer le mal d’un coup. Ils ont l’avantage ceux qui, par nature, savent souffrir d’une façon impétueuse et totale : de la sorte, on désarme la souffrance, on en fait notre création, notre choix, notre résignation. Justification du suicide.

    Ici la Charité n’a pas de place. À moins peut-être que ne soit la vraie charité cette projection violente de soi-même ?

     

    30 mars [1948]

     

    L’odeur de la première pluie nocturne, sous le ciel clair. Saison ouverte, retour.

    Dans la vie, il n’y a pas de retour. Beauté de ce rythme discordant – sur le retour périodique des saisons, la progression des années qui colorent de façon toujours différente un thème semblable – mesure et invention, constance et découverte – l’âge est une accumulation de choses semblables que l’on enrichit et que l’on approfondit de plus en plus. »

     

    Cesare Pavese

    Le métier de vivre

    Traduit de l’italien par Michel Arnaud

    Gallimard, 1958

     

    Cesare Pavese est né le 9 septembre 1908 à Santo Stefano, il s'est suicidé le 27 août 1950 dans une chambre d’hôtel à Turin.

    On pourra lire l’immense poème de Vasco Graça Moura, http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2015/08/11/vasco-graca-moura-l-ombre-des-%EF%AC%81gures-autres-poemes-5669192.html)