UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Anniversaires - Page 4

  • Robert Pinget, « Théo ou le temps neuf »

    pinget.jpg

    DR

     

    « L’enfant dit tonton pourquoi il faut mourir ?

    Le vieux répond ce sont les autres qui nous font mourir.

    Pourquoi tonton ?

    Parce qu’ils ne nous aiment plus.

    Alors moi je t’aime alors tu mouriras plus.

    Le vieux se rendort. L’enfant continue sa lecture.

     

    Le merle est présent ou quelqu’un de sa descendance.

    Siffle trois notes.

    La forêt lointaine, le blé qui lève, les pruniers en fleurs, tout est dans l’ordre.

    Des mots trop vite dits. La plume se rebiffe.

    Mais le vieux s’en moque. Il dit va falloir une grande lecture pour assurer tout ça.

    Qu’est-ce que c’est une grande lecture tonton ?

    Celle qui ne tient compte ni de l’heure ni des saisons ni de rien que d’elle-même.

    Elle est égoïste tonton.

    Non, elle est libre.

     

    Le scribouillard est pris de fou rire.

    De son lit il tâtonne vers la table de chevet et reprend sa plume.

    Il écrit passons à des souvenirs qui ne m’appartiennent plus. Où les trouver. Dans cette liasse de papiers là-bas, couverts d’une écriture inconnue.

    Que mon désarroi soit ma force.

    Répéter soit ma force.

     

    Dans tes histoires des fois tonton on voit un vieux bonhomme qui monte dans les collines grises qui c’est ?

    Je ne sais pas. Il ne m’a rien dit. Je le vois toujours de dos, jamais sa figure, il s’éloigne, il marche lentement, il n’arrivera jamais nulle part puisque je le revois chaque fois au même endroit en train de s’éloigner.

    Mais tu le vois où ?

    Dans ma tête.

    Mais où c’est les collines grises dans ta tête aussi ?

    Non, dans un pays de soleil, je les connais, je les aime.

    Mais ton bonhomme il est triste on a pas envie de le rencontrer pourquoi tu l’écris ?

    Parce qu’il m’oblige à l’écrire.

    Alors il te parle ?

    Non. Mais je sais qu’il doit être dans mon livre.

    Comment tu le sais ?

     

    Qu’est-ce que tu dis tonton ?

    Des choses pour les enfants, mon ange. Tu es écrit là tu vois sur mon carnet. Jamais personne ne pourra dire que je n’ai pas dit la vérité. »

     

    Robert Pinget

    Théo ou le temps neuf

    Minuit, 1991

     

    Robert Pinget, né le 19 juillet 1919 à Genève est mort le 25 août 1997 à Tours. Il vivait depuis 1964 à Luzillé, en Touraine.

  • Pascal Quignard, « Vie secrète »

    20916799_10213800090580241_1599505636_n.jpg

    La Rive dans le noir © cc

     

    « Ceux qui aiment ardemment les livres constituent, sans qu’ils le sachent, la seule société secrète exceptionnellement individualisée. La curiosité de tout et une dissociation sans âge les rassemblent sans qu’ils se rencontrent jamais.

    Leurs choix ne correspondent pas à ceux des éditeurs, c’est-à-dire du marché. Ni à ceux des professeurs, c’est-à-dire du code. Ni à ceux des historiens, c’est-à-dire du pouvoir

    Ils ne respectent pas le goût des autres. Ils vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnés, les zones d’ombre, les bois des cerfs, les coupe-papier en ivoire.

    Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves mais nombreuses. Ils s’entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leurs bibliothèques tandis que la classe des guerriers s’entre-tue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs ou sur la surface des écrans gris, rectangulaires et fascinants qui se sont substitués à ces places. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    Gallimard, 1998

  • Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »

    Fernando-pessoa1.jpg

    DR

     

    « Depuis cette terrasse de café, je contemple la vie en frémissant. J’en vois bien peu — elle, cette éparpillée — concentrée ici sur cette place nette et bien à moi. Un marasme, semblable à un début de saoulerie, m’élucide l’âme sur bien des choses. En dehors de moi, j’entends s’écouler, dans les pas des passants, la vie évidente et unanime.

    En cette heure-ci, mes sens se sont figés et tout me paraît différent — mes sensations sont une erreur, confuse et lucide tout à la fois, je bats des ailes mais sans bouger, tel un condor imaginaire.

    Pour l’homme vivant d’idéal que je suis, qui sait si ma plus vive aspiration n’est pas réellement de rester simplement ici, assis à cette table, à cette terrasse de café ?

    Tout est aussi vain que de remuer des cendres, aussi vague que l’heure où ce n’est pas encore le point du jour.

    Et la lumière jaillit, se pose si sereinement, si parfaitement sur les choses, elle les dore d’une telle réalité, souriante et triste ! Tout le mystère du monde descend jusqu’à mon regard, pour se sculpter en banalité, en spectacle de la rue.

    Ah ! comme le quotidien frôle le mystère, si près de nous ! Montant à la surface, touchée par la lumière, de cette vie complexe et humaine, comme l’Heure au sourire indécis monte aux lèvres du Mystère ! Comme tout cela vous a un air moderne ! Et, au fond, que tout cela est ancien, est occulte, et tout imprégné d’un autre sens que celui qu’on entrevoit luire en toute chose ! »

     

    Fernando Pessoa – Bernardo Soares

    Le livre de l’intranquillité, volume II

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Présenté par Robert Bréchon

    Christian Bourgois, 1992

     

    Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne.