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Au jour le jour - Page 9

  • Pier Paolo Pasolini

    25851621.jpg« La vérité qu’on ne parvient pas à dire (comme les anciens ne parvenaient pas à dire les rêves parce qu’ils les croyaient chose différente de ce qu’ils sont en réalité) est celle-ci : chacun de nous est physiquement la figure d’un acquéreur, et nos inquiétudes sont les inquiétudes de cette figure (de même que nos terreurs sont les terreurs de nos rêves). Le monde des hommes, tel que nous le connaissons, dans notre vie modelée par la majorité, est un monde d’acquéreurs. Tout ce qui nous sert à nous manifester est acquis. Mais le véritable regard qui nous observe comme acquéreurs n’est pas le regard d’un autre acquéreur. Ce n’est qu’à certains moments qu’un tel regard est aussi le nôtre ; mais il s’agit d’une divination dont la valeur n’est ni établie ni reconnue par personne. C’est pourquoi notre expérience vitale demeure l’expérience de celui qui se révèle à travers l’humble acquisition. Dans le meilleur des cas, toutefois, nous réussissons à faire de cette expérience de rêveurs une expérience réelle : c’est-à-dire que nous réussissons à identifier les expériences de la figure de l’acquéreur qui vit là, avec les expériences de cette figure irréalisée qui s’appelle l’homme. À moins que la figure de l’acquéreur ne se serve aussi de cette identification prétendue – à travers une manœuvre que nous connaissons – pour vivre la suite en paix. Les lois qui nous gouvernent ont pris forme dans un autre monde, auquel nul n’appartient. Parce que c’est toujours nous qui, si nous le voulons, devenons d’abord des sicaires et des catéchumènes, puis les maîtres de la production de ces marchandises dont nous sommes les acquéreurs. En faisant cela nous expérimentons qu’il n’y a pas de solution de continuité entre dominé et patron, entre travailleur et capitaliste. Aucune promotion n’efface jamais l’état précédent : comme le fait d’être adulte n’efface pas le fait d’avoir été enfant. Au contraire, ce sont dans tous les cas les premiers états qui sont les plus importants, les plus définitifs. Celui-là même qui participe à la production aura toujours les traits du consommateur. Il reviendra toujours à ses premières inquiétudes. À la dépossession de soi. Il n’est pas sien, le regard qui regarde celui qui est là, et s’exprime en acquérant des marchandises. »
    Pier Paolo Pasolini
    La Divine Mimésis
    Traduit de l’italien par Danièle Sallenave
    Coll Littératures étrangères , Flammarion, 1980

  • Roger Laporte

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    « Aimer la musique ne consiste pas seulement à emporter sur une île déserte une œuvre unique de notre musicien d’élection par notre interprète préféré. Aimer la musique, c’est bien plus, ou plutôt tout autre chose. Il arrive parfois, rarement, mais c’est alors inoubliable, que la musique nous conduise à proximité d’un silence qui précèderait toute musique, d’un espace qui détient ou qui du moins semble détenir le secret de notre destinée, espace dont on touche le bord, mais dans lequel jamais on ne pénètre : notre patrie à jamais inconnue. »
    Roger Laporte
    Écrire la musique
    à Passage, 1986

  • Leslie Kaplan

    1814716564.jpg« La psychanalyse et la littérature ont en commun le refus de la catégorie, de la case et du cas. »
     
    Leslie Kaplan
    Le refus du cas
    in « Les écrivains et la psychanalyse »
    Magazine littéraire n° 473, mars 2008


  • Marguerite Duras

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    «  Ils disent que tout avait été construit sur la terre.

    Que tout avait été habité, occupé, par des peuples, des gouvernements.

    Qu’il y avait des palais sur les rives des fleuves et, entre les palais, des fourrés d’orties, de ronces et des nuées d’enfants courants. Des femmes, maigres.

    Qu’il y avait des îles.

    Des temples.

    Qu’il y avait une forêt.

    Je ne sais rien des généralités des peuples et du monde.

    Aucune d’entre elles ne me tiendra lieu de vous, de cette préférence que je vous porte. Aucune. »

    Marguerite Duras
    Aurélia Steiner
    Mercure de France, 1979, rééd. Folio n° 2009, 1989

  • Cormac McCarthy

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    « Maintenant, j’ai plus qu’à crever.
    Il se pourrait bien qu’on vous entende, dit Suttree.
    J’voudrais, dit le chiffonnier. De ses yeux bordés de rouge, il jeta un regard furibond de l’autre côté de la rivière vers la ville sur laquelle descendait le crépuscule. Comme si la mort s’était embusquée dans ce  quartier.
    Personne ne veut mourir.
    Merde, dit le chiffonnier. En voilà un qui en a plein le dos de vivre.
    Vous donneriez tout ce que vous avez ?
    Le chiffonnier lui lança un regard soupçonneux mais ne sourit pas. Ça sera pas long, dit-il. Les jours d’un vieux ça file comme des heures.
    Et ensuite qu’est-ce qui se passe ?
    Quand ?
    Après que vous êtes mort.
    Y’a rien qui s’passe. T’es mort.
    Vous m’avez dit une fois que vous croyiez en Dieu.
    Le vieil homme agita la main. Peut-être, dit-il. J’ai aucune raison de penser qu’il croit en moi. Oh, j’aimerais bien le voir une minute si j’pouvais.
    Qu’est-ce que vous lui diriez ?
    Ben, je crois que tout ce que j’lui dirais. Que j’lui dirais : Attendez une minute. Attendez une minute avant de vous mettre après moi. Avant que vous dites quoi que ce soit, il y a juste une chose que j’voudrais savoir. Et alors Lui y dirait : Qu’est-ce que c’est ? Et alors, je lui demanderai : Pourquoi donc que vous m’avez embarqué dans ce jeu de couillons, en bas ? J’ai jamais rien compris là-dedans.
    Suttree sourit. Qu’est-ce que vous croyez qu’il répondra ?
    Le chiffonnier cracha et s’essuya la bouche. J’crois pas qu’y puisse répondre à ça. J’crois pas qu’y ait d’réponse. »
    Cormac McCarthy
    Suttree
    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillemette Belleteste
    et Isabelle Reinharez
    Actes Sud, 1997, rééd. Points/Seuil n° 489, 1998

  • Walter Benjamin

    2067695923.jpg« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »
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     Walter Benjamin
    Sur le concept d’histoire
    Traduction de l’allemand
    par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch
    in Walter Benjamin, Œuvres III,
    Folio essais n° 374, 2000

  • Pascal Quignard

    AU SUJET DU CHEVAL D’UFFINGTON

       1433236174.JPG
    Le temps est un cheval au galop.
    Aucun homme ne peut l’arrêter car il court vers la mort.
    Tous partent aujourd’hui pour arriver hier.
    Il s’agit d’arriver à ne pas arriver.
     
    Pascal Quignard
    Abîmes
    Grasset, 2002, rééd. Folio n°4138, 2004

  • Isabelle Baladine Howald

    1616360243.jpg« Dans l’enfance déjà le regard ne parvenait pas à trouver des limites à ce qu’il voyait, c’était toujours au-delà, les iris, puis plus loin les pivoines, encore plus loin les lilas, ensuite ne sachant plus, debout devant le grillage rouillé, des arbres, et après ces arbres, des feuillages, et après ces feuillages, le début des montagnes, et après ces montagnes, tout était peut-être inventé, le brouillard, toutes choses qui s’effaçant, menacent, et ne laissent ni voir, ni entourer. »
    Isabelle Baladine Howald
    Lettre de Poméranie
    Éditions Jacques Brémond, 1996

  • Thomas Bernhard, « Maîtres anciens »

    39126115.jpg« Le monde et l’humanité sont parvenus à un état infernal auquel le monde et l’humanité n’étaient encore jamais parvenus au cours de l’histoire, voilà la vérité, voilà ce qu’à dit Reger. En fait, c’est positivement idyllique, tout ce que ces grands penseurs et ces grands écrivains ont prophétisé, a dit Reger, tous tant qu’ils sont, bien qu’ils aient estimé avoir décrit l’enfer, n’ont tout de même décrit qu’une idylle qui, comparée à l’enfer dans lequel nous vivons aujourd’hui, a été une idylle positivement idyllique, voilà ce qu’à dit Reger. Tout ce qu’on trouve aujourd’hui est rempli de grossièreté et rempli de méchanceté, de mensonge et de trahison, a dit Reger, jamais l’humanité n’a été aussi impudente et perfide qu’aujourd’hui. Où que nous regardions, où que nous allions, nous ne voyons que méchanceté et bassesse et trahison et mensonge et hypocrisie et jamais rien que l’abjection absolue, peu importe ce que nous regardons, peu importe où nous allons, nous sommes confrontés à la méchanceté et au mensonge et à l’hypocrisie. Que voyons-nous d’autre que mensonge et méchanceté, qu’hypocrisie et trahison, qu’abjection la plus abjecte lorsque nous sortons ici dans la rue, lorsque nous nous hasardons à sortir dans la rue, a dit Reger. Nous sortons dans la rue et nous entrons dans l’abjection, a-t-il dit, dans l’abjection et dans l’impudence, dans l’hypocrisie et dans la méchanceté. Nous disons, il n’y a pas de pays plus menteur, pas de plus hypocrite et pas de plus méchant que ce pays, mais quand nous sortons de ce pays ou que nous regardons seulement au-delà, nous voyons qu’en dehors de notre pays, aussi, seuls la méchanceté et l’hypocrisie et le mensonge et l’abjection donnent le ton. Nous avons le gouvernement le plus répugnant qu’on puisse imaginer, les plus hypocrite, le plus méchant, le plus grossier et en même temps le plus bête, disons-nous, et naturellement ce que nous pensons est juste, et nous le disons d’ailleurs à tout moment, a dit Reger, mais lorsque nous regardons en dehors de ce pays abject, hypocrite et méchant et menteur et bête, nous voyons que les autres pays sont tout aussi menteurs et hypocrites et, tout compte fait, tout aussi abjects, a dit Reger. »
     
    Thomas Bernhard
    Maîtres anciens
    Traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs
    Gallimard, coll. Du Monde entier,  1998, rééd. Folio n° 2276, 1991

     

  • Pierre Guyotat

    772533361.jpg« Aujourd’hui — mais n’est-ce qu’aujourd’hui ? —, la chose en soi, l’intrinsèque ne comptent plus, seules comptent les conséquences : un événement, un être, une personne, une idée, un objet, on ne leur voit plus que des conséquences. L’être de la chose, l’origine, le mouvement vers ce qui préexiste même à la morale, vers un avant-« Dieu » – ce qui expliquerait pourquoi le remords est si atroce et si, parfois, impossible – sont oubliés parce qu’ils font peur ou parce qu’ils exigent de la pensée. Les idéologues eux-mêmes, ceux qui se font désigner comme philosophes et qui souffrent probablement de cette disparition de l’être, ne traitent plus de l’être mais de la société dans laquelle les êtres doivent se débrouiller. Le faire n’en est pas moins oublié. Il semblerait que ce qui compte c’est seulement les mots par lesquels chacun manifeste qu’il ne veut plus même approcher de l’être ni du faire.»
    Pierre Guyotat
    Coma
    Coll. Traits et portraits, dirigée par Colette Fellous
    Mercure de France, 2006

  • Marina Tsvétaïéva

     
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    LA LETTRE

    On ne guette pas les  lettres
    Ainsi — mais la lettre.
    Un lambeau de chiffon
    Autour d’un ruban
    De colle. Dedans — un  mot.
    Et le bonheur. — C’est tout.

    On ne guette pas le bonheur
    Ainsi — mais la fin :
    Un salut militaire
    Et le plomb dans le sein —
    Trois balles. Les yeux sont rouges.
    Que cela. — C’est tout.

    Pour le bonheur — je suis vieille !
    Le vent a chassé les couleurs !
    Plus que le carré de la cour
    Et le noir des fusils.

    (Que le carré de l’enveloppe :
    Encre et attraits !)
    Pour le sommeil de mort
    Personne n’est trop vieux.

    Que le carré de l’enveloppe.
    11 août 1923.
    Marina Tsvétaïéva
    Le Ciel brûle suivi de Tentative de Jalousie
    Traduit du russe par Pierre Léon et Ève Malleret
    Préface de Zéno Bianu
    Poésie/Gallimard

  • Henry Bauchau

    « Brisé par l’échec de la naissance des mots et pat le rire de tante Babeth et de toute la tablée qui signifiait que c’est peut-être touchant mais surtout ridicule d’aimer d’amour quand on est un enfant. Que cela indique peut-être que l’on n’est pas un vrai garçon. Qu’on est un enfant trop sensible toujours soumis au rire insultant de ceux qui sont dans le vrai monde. Je n’ai pas eu accès aux mots de ce monde-là, car après des années d’efforts vains c’est le monde imaginaire qui a soulevé et mis en mouvement ma vie. »
    Henry Bauchau
     le Boulevard périphérique, Actes Sud, 2007