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Blog - Page 4

  • Natsume Sôseki, « Par un rêve de papillon… »

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    Par un rêve de papillon, tâchons à poétiser,

    Restons d’abord loin des hommes, dans un hameau de peinture !

     

    Les fleurs, aperçues à travers le store, apportent le calme ;

    Le vent, passant dessus les terres, ne laisse aucune trace.

     

    Au petit pavillon, thé préparé, fumée qui s’élance ;

    Dans la cour à midi, livres à l’évent, moineaux qui piaillent.

     

    Le siège où l’on se clarifie la pensée, paix quotidienne.

    Après le poème, le silence avec un chaud soleil.

    24 septembre 1916

     

    Natsume Sôseki

    « La période de Meian »

    In Poèmes

    Traduit du chinois  (Japon), présenté et annoté par Alain Colas

    Le Bruit du Temps, 2016

  • Antoine Wauters, un sprint heureux

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    Antoine Wauters à la Machine à Lire, le 20 septembre 2023

    par Hélène des Ligneris, avec son amicale autorisation

    `

    à propos de Le plus court chemin, Antoine Wauters,

    14x21 cm, 256 p., éditions Verdier, 19,50 €

     

    Depuis la lecture de Césarine de nuit chez Cheyne éditeur, en 2012, je n’ai pas laissé passer un seul livre d’Antoine Wauters.

    C’est dire si d’année en année je lis avec la meilleure attention ses livres, suis son travail d’aussi près que possible. Ainsi lors de l’ouverture de ce Le plus court chemin le jour de son arrivée, le 27 mai, j’ai été frappé par la disposition, brèves pages comme dans Césarine de nuit & Sylvia, et puis très vite en le lisant j’ai songé aussi, sous une autre forme à Pense aux pierres sous tes pas (Verdier, 2018) surtout dans sa première partie. Oui, pensons aux pierres sous nos pas pour emprunter ce plus court chemin, épatant cheminement à travers l’enfance, l’enfance de l’écriture, les souvenirs et ce que l’on en fait, cette tentative de restitution d’un monde pour ainsi dire disparu, inconnu certainement en grandes parties aux plus jeunes de ses lecteurs, et qui, paradoxalement malgré les nombreuses années qui nous séparent n’est pas bien loin du mien, ce qui me laisse à penser que les changements s’accélèrent sans cesse et dangereusement.

    Pensons aux pierres sous nos pas, elles sont suffisamment solides et neuves encore d’être si anciennes pour nous permettre de nous glisser un peu dans ses pas, dans ceux de cette narration fine, sobrement efficace, et pourtant toute entachée de ce lyrisme très spécifique à l’écriture d’Antoine Wauters et ce depuis le début — on ne devient pas l’écrivain tant aimé sans faire un peu vibrer, rêver, pleurer et toutes ces sortes de choses — lyrisme, ce n’est pas un gros mot, n’est-ce pas —, car attraper les souvenirs c’est en quelque sorte attraper le temps, mais quel serait dès lors le temps le plus heureux, et le temps d’hier serait-il possiblement plus heureux que celui du jour, lequel serait le plus présent, ce temps qui de quelque façon qu’il le conjugue aurait permis donc le livre le plus heureux qu’il a écrit.

    Ce serait donc un livre d’apprentissage, de préapprentissage pour ainsi dire, un livre écrit sans rien savoir des trucs, des ficelles, qu’on apprend au fur et à mesure que l’on avance dans les livres et dont il aurait au moins tenter de te débarrasser — on tente le coup à chaque fois et il faut reprendre sans cesse, une vue de l’esprit. Je ne perds pas de vue que le premier livre d’Antoine s’intitule Debout sur la langue (maelstrÖm reEvolution, 2008) et qu’il a obtenu le Prix Goncourt de la nouvelle pour Le Musée des contradictions (éditions du Sous-Sol, 2022), je ne l’oublie d’autant moins que ces deux titres forment tout un programme.

    Ce serait aussi une douce nostalgie, un appel à ceux qui ont fondés nos vies ­— les vivants et les morts : Papa, Maman, Papou & Nènène, Pépé & Mémé, Charles, Lorraine. Et ils répondent présents à tous les temps de la vie, encourageants, vifs, écrivant des lettres magnifiques, donnant l’allant qu’il faut au petit gars, dans ces temps où l’argent n’est pas tout, où l’on porte les vêtements jusqu’au bout et où on fait ressemeler les chaussures, ce temps n’est pourtant pas si lointain — Antoine Wauters est né en 1981 —, et ce temps il le rend élastique, allant d’hier aujourd’hui avec le naturel d’un qui dit « j’écris sans réfléchir », tout en sachant  « se traverser de part en part en acceptant tout ce que l’on croisera, tout ce que l’on touchera du doigt et que l’on entendra. Même ce qu’il y a de plus terrible. Car cela, il faudra parvenir à l’aimer. »

    Ce serait donc ce livre-là, livre de sons, d’odeurs, de choses vues, ces sensations  instinctives sans apprentissage, pas vraiment besoin de décoder, la joie, la peur, le rire, les pleurs, le cœur qui bat parce qu’on sprinte tout le temps ­— c’est fou ce qu’un gamin peut courir, n’est-ce pas —, et que l’écrivain – « je n’écris pas ce livre je le sprinte » – qui retrouve des bribes de tout cela marche maintenant quand il n’écrit pas… et peut-être même s’affuble-t-il d’autre nom pendant le travail de l’écriture, chaque jour après la lecture sans laquelle rien ne serait possible. Ces noms qui pourraient être du genre : Anton Libermans, Evgueni Sakomatov, que sais-je.

    Alors on ouvre les yeux et il nous apparaît bien qu’il fait comme ça parce qu’il n’est pas un « poing serré », non, bel et bien un poète quoi qu’il écrive, un poète avec un complexe campagnard mais le poète sait le manque, après la fracture, après la faille, c’est maintenant que vient l’écriture, qui saurait nommer ce qui est peut-être innommable mais que l’on perçoit de l’autre chemin, l’opposé, peut-être pas le plus court, donc, et que l’on a toujours peur de ne pas vivre assez.

     

    Claude Chambard

  • Hans Magnus Enzensberger, « Pour Max Sebald »

    hans magnus enzensberger,

     

    « Lui qui nous était proche,

    semblait venu de loin

    dans l’amère patrie.

    Ici, bien peu de choses le retenaient.

    Rien que la recherche de traces,

    au moyen d’une baguette de sourcier faite de mots,

    qui tressaillait dans sa main.

    À travers les terres brûlées et les sites funéraires

    il l’a traquée, cette patrie,

    jusque dans sa folie furieuse

    sur la lande du Suffolk.

    Is this the promis’d land ?!

     

    L’obscurité fort tôt était tombée,

    pourtant il persévérait,

    impavide au milieu de

    tous les cauchemars, allant

    par un chemin difficile.

    Que la poussière lui devint légère,

    seuls trois vers nous le disent :

    Ainsi je glissais sans un bruit,

    bougeant à peine une aile,

    très haut au-dessus de la terre… »

     

    Les mots en italique sont de W.G. Sebald, extraits de « La sombre nuit fait voile », in D’après  nature. Poème élémentaire, traduit de l’allemand par Sybille Muller et Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2007

     

    Hans Magnus Enzensberger

    L’Histoire des nuages – 99 méditations

    Traduit de l’allemand par Frédéric Joly, avec le concours de Patrick Charbonneau

    Préface de Jean-Jacques Schuhl

    Vagabonde, 2017

  • William Butler Yeats, « Under bare Ben Bulben’s head… »

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    « Under bare Ben Bulben’s head

    In Drumcliff churchyard Yeats is laid.

    An ancestor was rector there

    Long years ago, a church stands near,

    By the road an ancient cross.

    No marble, no conventional phrase ;

    On limestone quarried near the spot

    By his command these words are cut :

     

    Cast a cold eye

    On life, on death.

    Horseman, pass by ! 

    September 4, 1938

     

    Au pied de Ben Bulben à la tête nue,

    Dans le cimetière de Drumcliff,

    Yeats est couché. Un ancêtre y fut recteur,

    Il y a bien des années. L’église est proche.

    Sur la route, une ancienne croix.

    Nul marbre, nuls mots convenus ;

    On a taillé tout près d’ici un bloc de calcaire

    Et selon son ordre, on a gravé dessus ces mots :

     

    Regarde sans t’attendrir

    La vie, la mort.

    Cavalier, poursuit ta route ! »

     

    William Butler Yeats

    Sixième et dernier mouvement de « Au pied de Ben Bulden »

    Derniers poèmes

    Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

     

    William Butler Yeats est né le 13 juin 1865.

  • William Butler Yeats, « Ma maison »

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    Thoor Ballylee, Gort, Comté de Galway, République d’Irlande

     

    « Un pont très vieux, une tour plus vieille encore,

    Une ferme à l’abri de ses murs,

    Un arpent de cailloux,

    Où peut fleurir la rose symbolique,

    De vieux ormes défaits, partout de vieilles ronces,

    Le bruit de la pluie ou le bruit

    Des quatre vents qui soufflent ;

    La poule d’eau sur ses échasses

    Qu’en pataugeant chasse

    Une douzaine de vaches

    Et qui retraverse l’eau.

    Un escalier en spirale, une voûte de pierre,

    Un âtre ouvert au manteau de pierre grise

    Une chandelle, des mots sur une page.

    C’est en des lieux semblables

    Que peina le platonicien d’Il Penseroso

    Dans un pressentiment

    Du délire sacré

    Où l’Esprit imagina le monde.

    Les voyageurs de nuit

    Retour de foire ou de marché

    Ont vu luire souvent sa chandelle à minuit.

     

    Deux hommes ont fait souche ici.

    Un homme d’armes et sa troupe de cavaliers

    Passa ses jours en ces lieux troublés,

    Connut de longues guerres, des alarmes nocturnes,

    Et finit avec le reste de ses hommes

    Comme à l’écart du monde, oublieux, oublié ;

    Et moi qui laisserai

    Aux héritiers de mon sang

    Les symboles parfaits de l’adversité

    Où s’exaltent les âmes solitaires. »

     

    William Butler Yeats

    Second mouvement de l’ensemble « Méditations du temps de la guerre civile » (1922)

    In Cinquante et un poèmes

    Traduction nouvelle et notes par Jean Briat

    William Blake & Co. Édit.

  • William Butler Yeats, « Un bâton d’encens »

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    « D’où est venue cette fureur ?

    D’un tombeau vide ou des entrailles de la Vierge ?

    Saint Joseph pensait que le monde allait se dissoudre,

    Mais il aimait cette odeur au bout de son doigt. »

     

    William Butler Yeats

    Derniers poèmes (1936-1939)

    Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

     

  • William Butler Yeats, « Les trois ermites »

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    « Trois vieux ermites prenaient l’air

    Près d’une mer froide et désolée,

    Le premier murmurait une prière,

    Le second fouillait à la recherche d’une puce ;

    Sur une pierre battue des vents, le troisième,

    Étourdi par ses cent ans,

    Chantait comme un oiseau sans qu’on y prête garde :

    “Même si la Porte de la Mort est proche

    Et proche ce qui attend derrière elle,

    Trois fois en un seul jour,

    Tout en me tenant droit sur le rivage,

    Je m’endors quand je devrais prier.”

    Ainsi parla le premier, mais alors le second :

    “Nous ne recevons que ce que nous avons mérité,

    Lorsque sont comptées toutes les pensées et les actions,

    Car on voit clairement

    Que les ombres des saints hommes

    Qui ont échoué par manque de volonté,

    Passent à nouveau la Porte de la Naissance,

    Et ils sont harcelés par des foules

    Jusqu’à ce qu’ils aient l’énergie de s’échapper.”

    L’autre dit en se plaignant : “Ils sont mués

    En quelque forme effrayante au plus haut point.”

    Mais le second se moqua de cette plainte :

    “Ils ne sont changés en rien,

    Car ils ont aimé Dieu une fois, sauf peut-être

    En poète ou roi

    Ou en dame charmante et spirituelle.”

    Tandis qu’il avait fouillé haillons et cheveux,

    Attrapé et fait craquer sa puce, le troisième

    Étourdi par ses cent ans,

    Chantait comme un oiseau sans qu’on y prenne garde. »

     

    William Butler Yeats

    Responsabilité (1914)

    Traduit de l’anglais et présenté par Jacqueline Genet

    Verdier, 2003

  • William Butler Yeats, « La mémoire »

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    © Alice Broughton, 1903

     

    « Une avait un beau visage,

    Deux ou trois autres du charme,

    Mais charme et beauté rien ne purent

     

    Puisque l’herbe de la montagne

    Ne peut que garder la forme

    De ce lièvre de la montagne

     

    Qui y gita une nuit. »

     

    William Butler Yeats

    Quarante-cinq poèmes

    Introduction, notes et traduction d’Yves Bonnefoy

    Hermann, 1989

  • William Butler Yeats, « Un habit »

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    Yeats vers 1888. Dessin à la mine de plomb par John Butler Yeats

     

    « J’ai fait pour mon chant un habit

    Couvert de broderies

    Prises aux vieilles mythologies

    Des pieds jusqu’aux épaules ;

    Mais les sots me l’ont pris

    Et s’en sont vêtus aux yeux du monde

    Comme s’il était leur propre habit.

    Laisse-le leur ô, mon chant,

    Car il y a plus de courage

    A marcher dévêtu. »

     

    William Butler Yeats

    « Responsabilités » (1914) in Cinquante et un poèmes

    Traduction nouvelle et notes par Jean Briat

    William Blake & Co. Édit., 1989

  • William Butler Yeats, « Le Rosier »

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    © CChambard

     

    « “Comme on dit des mots à bon compte !”

    Disait Pearse à Connolly,

    “Peut-être est-ce leur trop prudente haleine

    Qui a flétri notre Rosier ;

    Ou peut-être n’est-ce qu’un vent

    Qui souffle sur les flots amers.”

     

    “Il suffirait de l’arroser”,

    Répondit James Connolly,

    “Pour que sa verdeur lui revienne,

    Qu’il s’étende de tous côtés

    Et que tous ses bourgeons éclatent,

    Et qu’il soit l’orgueil du jardin.”

     

    “Mais où puiserons-nous l’eau »,

    Dit Pearse à Connolly,

    “Quand tous les puits sont asséchés ?

    C’est clair, aussi clair qu’il peut-être :

    Seul notre sang, notre sang rouge

    Pourra en faire un vrai Rosier.” »

     

    William Butler Yeats

    Michael Robartes et la danseuse

    Présenté, annoté et traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

  • Virgile « Non loin de là se font voir les Plaines des Larmes… »

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    Énée et la Sibylle au vestibule des Enfers. Jean Grüninger & Sébastien Brant, gravure sur bois, 1502.

    Édition de Strasbourg de l’Énéide, conservée à la bibliothèque universitaire d’Heildelberg.

     

    « Non loin de là se font voir les Plaines des Larmes (c’est ainsi qu’on les nomme) qui s’étendent de tous côtés. Des sentiers écartés y recèlent ceux que le dur amour a fait dépérir en une langueur sans merci. Tout à l’entour, une forêt de myrtes les couvre de son ombre. Dans la mort même, leur tourment ne les quitte pas. Énée aperçoit en ces lieux Phèdre, Procris et la triste Éryphile montrant le coup fatal reçu d’un fils cruel, Évadné et Pasiphaé ; Laodamie les accompagne, et Cénée, autrefois garçon, puis femme, que le destin a ramenée à sa forme d’antan.

    Parmi elles, la Phénicienne Didon errait dans la grande forêt avec sa blessure encore fraîche. Dès que le héros troyen se trouva à côté d’elle et reconnut dans l’ombre sa forme obscure (telle la lune qu’au début du mois on voit ou croit voir entre les nuages), il se prit à pleurer et lui dit, avec la douce voix de l’amour : “Malheureuse Didon, ce qu’on était venu m’annoncer était donc vrai : tu n’étais plus, tu étais allée jusqu’au bout, le fer à la main ! J’ai donc été pour toi, hélas, une raison de mourir ! Je le jure par les astres, par les dieux du ciel, par la bonne foi qu’il peut y avoir dans les profondeurs de la terre, ce n’est pas de moi-même, ô reine, que j’ai quitté tes bords. Les dieux dont les ordres me forcent à présent à traverser cette ombre sur ces terrains vagues, dans la nuit profonde, ces dieux m’ont fait partir, par leurs injonctions. Je n’ai pu croire non plus que mon départ te causerait une pareille douleur. Arrête tes pas, ne te dérobe pas à mes yeux. Qui devrais-tu bien fuir ? C’est la dernière fois que le destin me laisse ainsi te parler.” Il tentait en ces termes d’adoucir cet être enflammé au regard farouche, tout en versant lui-même des larmes. Mais Didon s’était détournée et gardait les yeux fixés au sol, sans qu’à cet essai de dialogue son visage montrât plus d’émotion que si Énée avait eu devant lui un dur rocher ou de la Pierre de Paros. Elle finit par se ressaisir et, d’un air hostile, alla chercher refuge dans le bosquet ombragé où son mari d’autrefois, Sychée, répond à ses attentions et lui rend  son amour. Néanmoins Énée, très ému devant ce sort inique, la suit longuement des yeux, tout en versant des larmes, et il est plein de pitié, tandis qu’elle va son chemin. »

     

    Virgile

    Énéide (chant VI, 440-476)

    Traduction de Paul Veyne

    Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012

  • Virgile, « Cependant l’Aurore »

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    Didon & Énée dans la grotte. Jean Grüninger & Sébastien Brant, gravure sur bois, 1502.

    Édition de Strasbourg de l’Énéide, conservée à la bibliothèque universitaire de Heildelberg.

     

    « […] Cependant l’Aurore qui s’élève a quitté l’Océan. Aux premiers rayons de l’astre, des hommes bien choisis sortent de la ville ; filets à grandes mailles, nasses, épieux au large fer… Les cavaliers massyles s’élancent, et la meute à l’odorat subtil. La reine s’attarde dans sa chambre, les notables puniques l’attendent à sa porte. Rutilant de pourpre et d’or, son coursier est là qui mâche fougueusement son mors blanc d’écume. Elle s’avance enfin, au milieu de toute une troupe, serrée dans une chlamyde sidonienne au liseré brodé ; son carquois est d’or, ses cheveux sont noués dans l’or et une agrafe d’or retient son vêtement de pourpre.

    Mais s’avancent aussi les Phrygiens, qui l’accompagnent, et Iule est tout heureux. Énée lui-même, le plus beau de tous, se joint à eux et réunit les deux troupes. Tel Apollon lorsqu’il abandonne en hiver la Lycie et les eaux du Xanthe, va revoir sa Délos maternelle, y reforme ses chœurs et qu’autour des autels se mêlent bruyamment Crétois, Dryopes et Agathyrses au corps peint ; le dieu en personne parcourt les hauteurs du Cynthe, une couronne de feuillage rassemble et presse sa chevelure flottante qu’il entrelace d’or, et ses flèches sonnent sur ses épaules : Énée n’allait pas moins vivement que le dieu, la même beauté brille sur son noble visage. Une fois parvenus sur des monts élevés et dans des retraites sans chemins, voici que les chèvres sauvages, débusquées de leur somment rocheux, ont déboulé des crêtes ; de l’autre côté, les cerfs quittent la montagne, traversent au galop la plaine découverte et y reforment dans leur fuite leurs escadrons qui soulèvent la poussière. Tandis qu’au milieu de la vallée le jeune Ascagne, tout joyeux de son cheval, devance à la course tantôt les unes et tantôt les autres ; parmi ces troupeaux inoffensifs, il souhaite que la chance lui fasse rencontrer un sanglier écumant ou qu’un lion fauve descende de la montagne.

    Mais entre-temps un vaste grondement se met à brouiller le ciel, un orage le suit, mêlé de grêle. Effrayés, l’escorte des Tyriens, la jeunesse troyenne et le petit-fils dardanien de Vénus sont partis à travers champs chercher des abris çà et là. Des eaux torrentueuses dévalent des hauteurs. Didon et le chef troyen se retrouvent dans une même grotte. Ce sont la Terre et Junon nuptiale qui donnent d’abord le signal ; les éclairs et un ciel complice brillèrent pour ces noces et du haut de leur sommet les nymphes hurlèrent le cri nuptial. Ce jour-là fut l’origine d’un malheur, l’origine d’une mort, car Didon est insensible aux convenances et à la renommée ; elle ne se propose nullement un amour furtif, elle l’appelle mariage, elle couvre sa faute de ce nom. »

     

    Virgile

    Énéide (chant IV, 129-172)

    Traduction de Paul Veyne

    « L’Énéide est un récit versifié. Toutefois aux yeux de Virgile, pareil récit n’est digne de la Muse qu’à condition d’être davantage que de la prose mise en vers. Condition rarement remplie.  Elle est remplie par l’Énéide, le génie de son poète produisant avec une aisance mozartienne, pour le lecteur charmé, une écriture narrative qui est d’une autre race que la prose. Hélas, à moins d’avoir du génie, le traducteur en est réduit, comme je l’ai fait, à traduire en prose. Notre traduction, toutefois, a tenté de passer entre deux écueils : la tradition humaniste, ou plutôt scolaire, et le charabia. » extrait de la Préface

    Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012