Lu Zhaolin, « Le dur voyage »
« Quand vous sortez par le nord de Chang An
pas loin du pont qui enjambe la Wei1
Ne voyez-vous cet arbre sec et nu
abattu dans un champ laissé en friche ?
Aux jours anciens il s’inondait de rouge
et puis le rouge devenait du pourpre.
Les brouillards de l’hiver s’y attardaient
il retenait les brumes de l’été.
Sous le vent du printemps sous la lumière
ses fleurs étaient d’une blancheur de neige
Un bruit constant — des chars ornés de jade
des palanquins de bois aromatique
Vit-on jamais passer un voyageur
qui oubliât d’en casser un rameau ?
Vit-on jamais une belle chanteuse
passer sans en briser une brindille2 ?
Dragons brodés sur les robes des belles
perles sur le bandeau de leur poitrine
Et selles argentées des jeunes nobles
des milliers qui passèrent devant lui.
Dans ses fleurs une à une les orioles
dissimulaient pudiques leurs chansons.
Les merlebleus y venaient couple à couple
ils jouaient là avec leur tout-petits.
Ses branches longues d’un millier de pieds
ses frondaisons larges d’une centaine.
On voyait sous ses feuilles de corail
se réfugier les canards mandarins3
Et les phénix qui nichaient dans cet arbre
élevaient d’âge en âge leur lignée.
Les nids tombèrent les rameaux cassèrent
et les phénix ont fui vers d’autres cieux.
Des rameaux secs on vit tomber les feuilles
livrées à tous les vents qui s’agitaient.
Un beau matin il s’est retrouvé nu
et plus personne n’est venu à lui.
Il entre dans l’éternité des ruines
cela qui peut se le représenter ?
Dans notre vie nos désirs et nos gloires
tout est soumis au temps qui se déroule.
Passés en un éclair en cet instant
se reposer sur eux est impossible.
Quelqu’un peut-il arrêter le soleil
quand il passe au-dessus des Monts de l’Ouest ?
Quelqu’un peut-il arrêter le courant
quand il s’écoule vers les mers de l’Est ?
Sur les tombes des Hans les arbres poussent
comme ils recouvrent le pays des Qin4.
Tous ils arrivent passent disparaissent
tous méritant une lamentation.
Depuis toujours chaque année les grands princes
ont ramassé des montagnes de riz.
Et chacun d’eux prévoyait que sa gloire
devrait briller jusqu’à la fin des temps.
Où voyez-vous leurs lèvres écarlates
où à présent la beauté de leurs traits ?
Qu’entendez-vous à part les sources jaunes5
et les buissons d’épines de leurs tombes ?
Un jour viendra votre or vos zibelines
seront vendus pour acheter du vin
Les fleurs flocons de jade se répandent
en mille et mille pièces dans le vent.
Ce qui est dit est adressé à vous
qui officiez dans les palais des dieux.
C’est au moment où votre vie bascule
que vous verrez qui sont vos vrais amis :
Ne violez pas l’enceinte du palais
restez loin de l’entrée du Dragon Bleu.
Ce que soi-même on a de mieux à faire
c’est de se retirer dans la montagne.
Toujours les cieux les îles immortelles
aucun espoir — trop haut beaucoup trop loin.
Quand pourrons-nous nous retrouver encore
liés si pleinement de cœur à cœur ?
Vivre comme a vécu le roi Yao
aussi longtemps que lui et aussi sage6.
Être Yü être Ch’ao vivre en ermite7
ne plus jamais quitter leur vie à eux. »
1. La wei est la rivière qui coule à Chang An.
2. Dans la tradition chinoise, on casse une brindille de saule au moment de l’adieu
3. Les canards mandarins sont associés à l’amour conjugal.
4. La dynastie des Hans avait succédé à celles des Qin qui avaient fondé l’Empire chinois.
5. Les sources jaunes sont le séjour des morts
6. Ce roi mythique, modèle antique de la sagesse, passe pour être monté sur le trône à l’âge de vingt ans et être mort âgé de cent dix-neuf ans.
7. Yü et Ch’ao sont deux ermites mythiques. Ch’ao-fu, surnommé « le père au nid » vivait dans un arbre pour ne pas vivre avec les hommes. Hsü Yu s’est lavé les oreilles quand on lui a demandé de gouverner le monde.
Lu Zhaolin — 634-684
in Ombres de Chine
« Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »
Choix, traduction et commentaires : André Markowicz
Inculte / Dernière marge, 2015