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Écrivains - Page 13

  • Kenneth Rexroth, « Trois poèmes »

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    DR

     

    « Les avantages de l’érudition

    Je suis un homme dépourvu d’ambitions

    Et qui a peu d’amis, hautement incapable

    De gagner son pain, qui ne

    Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.

    Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?

    À minuit, je mets à chauffer

    Un bol de vin blanc à la cardamone.

    Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,

    Assis dans le froid à écrire des poèmes,

    À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,

    Je copule avec des nymphomanes

    De seize ans nées de mon imagination.

     

    Miroir vide

    Tant que nous vivons perdus

    Dans le règne de la finalité

    Nous ne sommes pas libres. Je m’assois

    Dans ma cabane de dix mètres carrés.

    Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.

    Frémissement des feuilles. Murmure

    De l’eau sur les rochers.

    Le canyon m’enserre.

    Au moindre geste, la grenouille de Basho

    Sauterait dans la mare.

    Tout l’été les feuilles dorées

    Des lauriers ont virevolté dans l’espace.

    J’ai remarqué aujourd’hui

    Qu’une feuille d’érable flottait

    Sur la mare. Dans la nuit

    Je reste à fixer le feu.

    Je voyais autrefois des cités de feu,

    Villes, palais, guerres,

    Aventures héroïques

    Dans les feux de camp de la jeunesse.

    Je ne vois plus qu’un feu désormais.

    Ma poitrine bouge tranquillement.

    Les étoiles bougent là-haut.

    Dans l’obscurité transparente

    Un dernier tison rougeoie

    Parmi les cendres.

    Sur la table, il y a une peau de serpent

    Desséchée, une pierre brute.

     

    “Dans l’air chaud d’avril…”

    Dans l’air chaud d’avril,

    Allongés nus au pied des pins,

    Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.

    Tu t’agenouilles sur moi et je vois

    De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,

    Comme des morsures, là où des pommes de pin

    Ont appuyé sur ta peau.

    On peut apercevoir les mêmes marques

    Incrustées dans le lignite de la falaise

    Au-dessus de nous. Sequoia

    Langsdorffii avant la période glaciaire,

    Et sempervirens de nos jours,

    Ce qui ne fait de différence

    Qu’en nombre d’années.

     

    Ici, dans la douce et moribonde

    Puanteur des fleurs printanières, rejetés,

    Deux épaves ensemble,

    Sous cet arbre l’espace d’un instant,

    Nous avons échappé aux duretés

    De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour

    Trahi. Et ce qui aurait pu être,

    Comme ce qui pourrait être, s’évanouit

    Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser

    Que ces idéogrammes

    Imprimés sur les immortels

    Hydrocarbures de chair et de pierre. »

     

    Kenneth Rexroth

    Les constellations d’hiver

    Poèmes traduits de l’américain par Joël Cornuault

    Bilingue

    Librairie La Brèche, 1999

    http://librairielabrecheditions.blogspot.com/p/catalogue.html

  • Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »

    rexroth_kenneth.jpg

    DR

     

    « Au pied du mont Soratte

    L’autre jour, dans des rangées

    Inexplorées au fond de la bibliothèque,

    Cerné par les volumes sévères

    De la Patrologie de Migne,

    Debout, je lisais les déchirantes

    Plaintes d’Abélard. Soudain,

    Je m’aperçus que depuis un moment,

    Un parfum doux et léger

    M’entourait, très subtil, très chic,

    Puis, j’entendis le tintement

    De fins bracelets et une respiration

    Qui ne cessait de monter et descendre.

    Dans l’allée, de l’autre côté,

    Un garçon et une fille

    Faisaient l’amour dans le coin

    Le plus reculé du savoir.

     

    La roue tourne

    Tu portais robe de satin et voile de gaze

    À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.

    J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*

    Composa quand il avait un certain âge.

    Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.

    J’ignorais alors que, à mi-vie,

    Une ravissante et jeune danseuse

    M’accompagnerait près des chutes de cristal,

    Sous les sommets de neige et de granit.

    Je savais moins encore qu’elle serait

    À la différence de Po, ma propre fille.

     

    La terre tourne vers le soleil.

    L’été s’installe sur les cimes.

    Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges

    Au long des jours lumineux.

    Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte

    Dans tes cheveux.

    Deux fois deux hirondelles d’un vert violet

    Jouent au-dessus du lac.

    Les oiseaux bleus sont revenus

    Nicher sur la petite île.

    Les hirondelles boivent au vol,

    Badinent, zigzaguent, piquent

    Et rappellent celles qui virevoltent

    Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches

    Une pluie fine traverse le lac

    Dans un léger sifflement. Après l’ondée,

    Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces

    De tortues, naissent au bord du pré.

    Les neiges de mille hivers

    Fondent sous le soleil d’un unique été.

    Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.

    Des truites tournent dans l’eau transparente.

    Cris des marmottes, le soir dans les rochers.

    Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.

    Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.

    Le tonnerre gronde dans le lointain.

    Notre campement, lumière isolée

    Au cœur de cents monts et cascades.

    Les voix entremêlées de l’eau

    Qui chute conversent la nuit durant.

    Au chaud dans ton duvet,

    Joues et paupières éclairées par les étoiles,

    Ton souffle s’abaisse et s’élève

    Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.

    Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.

    Dix mille années tournent inchangées.

    Cela fut et ne se retrouvera plus. »

    * Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —,  aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)

     

     

    Kenneth Rexroth

    L’automne en Californie

    Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault

    Bilingue

    Fédérop, 1994

    http://federop.free.fr/oeuvres/lautomneencalifornie.html

  • Denise Levertov, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Le lit

    Nous sommes une prairie où bruissent les abeilles,

    l’esprit, le corps sont presque confondus

     

    lorsque le feu s’avive dans le poêle

    et que nos yeux se ferment,

     

    et que, bouche à bouche, blottis

    dans la tiédeur de la laine,

     

    nous dormons comme dorment les chevaux dans l’herbage,

    à l’unisson. Pourtant l’automne froid

     

    enserre notre lit, et pourtant tout le jour

    nous sommes singuliers et souvent solitaires.

     

    Les esprits apaisés

     

    Le voyageur arrive enfin, au cœur de la forêt,

    dans la cabane où, lui a-t-on promis,

    un sage le recevra.

    Mais il n’y a personne ; des oiseaux, des bêtes menues

    s’agitent, disparaissent, puis reviennent pour l’observer.

    Nul regard humain ne l’accueille.

    Pourtant, dans la cabane, il trouve de la nourriture,

    gardée chaude près des tisons,

    des habits odorants, à sa taille,

    pour remplacer les haillons de l’errance,

    et une couche de bruyère des collines.

    Il reste là, il attend. Chaque jour

    quelqu’un charge le feu, remplit la cruche

    pendant qu’il dort.

    Lui-même tire l’eau du puits,

    écrit le récit de ses voyages, guette le bruit d’un pas.

    Peu à peu il découvre

    que l’absent, le sage, lui parle,

    qu’il est présent.

                       C’est ainsi

    que vous m’avez parlé, ainsi que — surprise —

    je vous ai entendus. Lorsque j’en ai besoin,

    un livre ou une feuille de papier

    apparaît dans ma main, où la vôtre a écrit : messages

    qui m’attendent sur les étagères de la cave,

    dans des boîtes oubliées,

    jusqu’à ce que j’écoute.

                     Vos esprit s’apaisent ;

    maintenant, elle regarde, murmurez-vous,

    maintenant elle commence à voir. »

    Denise Levertov

    Un jour commence

    Poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jean Joubert

    Coll. Comme, Les Cahiers des brisants, 1988

  • Jean-Michel Reynard, « L’enfant-P. »

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    « “je n’aurai pas aimé…”

    — où ne s’inscrit jamais, proférant, l’être que d’un pays — espace auquel, matière ou site, couverture rocheuse debout — le désert, appartiennent : mottes, sémaphores ravinés que nous sommes, rongés, des enfants qui s’ébattent, notre loi, l’hystérie modèle d’un talion, l’effondrement des chevaux et, plus que tout, là-bas, l’heure d’un village ocre et rouge, frêle, blessé de colère, sa souffrance — invalide. mais où la fête pauvre, bientôt, parce qu’un carré d’enfuis vient un moment, s’y rallier, brandit joie et danse, musique, par la bouche épanouie, près du feu, d’un gamin qui suit sa tête en rêvant. enfants porteurs d’hommes. par eux, l’histoire est délestée — ravi le moindre écho de jeu mortel. qu’à chaque rasade, dès lors, ou massacre, le groupe s’esclaffe, les rires qui s’ébrouent retombent au ciel, crèvent en terre, reliefs d’une empreinte dont, d’emblée, le cercle recueilli autour d’un combat d’insectes, vite flambés vifs, aura, dans le regard froid — malice et gaieté misérable — d’une fillette longuement vue, sa cruauté de jour —, déjà récapitulé, ou mimé, la représentation sanglante. seules, comme déborde du lait, bave une peinture, brèves, des charpies de nuages, aube ou soir, frottent encore, lessivent de chair les montagnes, trament d’un chant la dérive infantile du monde. cris. orgies dérisoires. frontière. femmes. et, juste pour finir, cette fille, choisie, aimée, payée pour l’enfance, la même, le retour d’écart en nous — probe, sous l’aveuglement. pour en finir : ensemble. si proches, eux, égaux, manqués l’un l’autre, qu’on ne croit, sans doute, qu’y peser le temps de son âge, la race, vieille avant, avec soi — l’impasse tremblante des yeux, et la bouteille, vide, interminablement pétrie. dans un coin, un nouveau-né pleure. crypte de cette chambre exemplaire, obscure, où, une fois de plus, seule la détresse aura joui. vertige du désir de nier bien plus que de prendre. pour qu’au moins tout s’achève. la mort, la vie, l’image et les jeux. la terre, fatiguée. et la langue. ce qu’un autre enfant va tuer. par chance. servir : baptiser. hurlements, éventaire salubre d’une bataille dans laquelle, comme jadis, on se redresse, déjà mort, pour périr, saigner, et encore choir. étal. pourquoi non ? l’enfant n’aura cessé d’écrire le récit, de tourner les pages. il sourit. il est au monde. la fille bue peut désormais refermer sur le siècle — le nôtre —, naissant, l’anachronisme solaire de ceux qui ne savent plus — ou trop bien — que les enfants seuls jouent à mourir. »

    Jean-Michel Reynard

    Le détriment

    Fourbis, 1992

  • Pierre Vandrepote, « Lumière frisante »

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    Gouache de Christian Bouillé

     

    « Le poète est un regard possible du monde : il est ce fragment qui, par nature, ne peut qu’embrasser la totalité du monde. À la fois centre et marge. Son pouvoir est complet parce qu’exclusif d’aucun autre. Le poète n’impose rien, il est à soi-même sa propre imposition. Sa plus somptueuse parure est sa nudité. Loin de se briser aux frontières de celles des autres, la liberté du poète s’agrandit des libertés de tous comme elle les agrandit en retour.

    * * *

    À peine la poésie s’est-elle approchée de la fulgurance du monde dans une saisie unique, aussitôt elle dérive à nouveau comme le fétu le plus fragile sur des eaux inconnues.

    * * *

    La poésie pointe le cœur de toutes les contradictions, mais rien ne prouve qu’une quelconque dialectique permettra jamais de les surmonter : l’homme est un espoir désespéré, un rire chaud et glacé. La poésie se moque des paradis, elle est un appel d’air que rien ne saurait épuiser.

    * * *

    Lorsque, sans raison apparente, je décide de me jeter dans la rue ; lorsque je plonge dans le gouffre d’une nuit si noire qu’elle m’apparaît comme un trou du réel sans mémoire ; lorsque je croise l’inconnue en bout de piste du rêve-réalité ; lorsque je me dévisage sur le plan des villes qui me sont peut-être à tout jamais interdites ; lorsque le Chevalier à la Sombre Demeure m’invite à jouer le jeu de la dernière partie d’effroi ; lorsque la rue n’est plus que le vertige blanc pris au piège du polaroïd d’une nouvelle Alice ; lorsque le monde s’abolit dans les volets clos de l’amour ; lorsque plus rien ne semble devoir passer puisqu’on est arrivé trop tard à son propre rendez-vous ; lorsque, l’œil fixe mais incroyablement lucide, on éprouve les craquelures du temps dans l’arrière-salle d’un bar qu’on ne connaît pas ; lorsqu’un oiseau s’envole comme un signe impénétrable ; lorsque la tête fait horriblement mal mais qu’on a le sentiment d’avoir gagné quelque chose sur la laideur ; lorsqu’on tente d’appuyer à fond sur l’accélérateur de vie et qu’on se retourne pour mieux rire de soi ; lorsque les après-midis défilent désertiques ; lorsque je ne me suis rendu compte de rien et que je me retrouve assis au bord d’une petite route de montagne ; lorsque je suis joué par les plus petits hasards de la vie ; lorsque le réel est si transparent qu’il prend sa revanche sur son propre poids ; alors je jette mes ciseaux dans le ravin le plus proche et je contemple le grand collage de la pensée et du monde.

    * * *

    Il n’y a plus d’autre possibilité que celle de déserter sous tous rapports le champ social. Il est temps de croire en nous, en nous seulement, – absolument.

     

     

    L’individu est pour l’individu son seul exemple, son seul modèle, son seul inconnu. »

     

    Pierre Vandrepote

    Lumière frisante

    Avec sept gouaches originales de Christian Bouillé

    Coll. Cent quatre-vingt degrés, Pierre Bordas et fils, 1983

  • André Gorz, « Lettre à D. »

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    André & Dorine, DR

     

    « […] Nous pouvions presque tout mettre en commun parce que nous n’avions presque rien au départ. Il suffisait que je consente à vivre ce que je vivais, à aimer plus que tout ton regard, ta voix, ton odeur, tes doigts fuselés, ta façon d’habiter ton corps pour que tout l’avenir s’ouvre pour nous.

    Seulement voilà : tu m’avais fourni la possibilité de m’évader de moi-même et de m’installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère. Avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l’irréalisation du réel, moi-même y compris, auquel je procédais depuis sept ou huit ans par l’activité d’écrire. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèses du monde menaçant dans lequel j’étais un réfugié à l’existence illégitime, dont l’avenir ne dépassait jamais trois mois. Je n’avais pas envie de revenir sur terre. Je trouvais refuge dans une expérience merveilleuse et refusais qu’elle soit rattrapée par le réel. Je refusais au fond de moi ce qui, dans l’idée et la réalité du mariage, implique ce retour au réel. Aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours cherché à ne pas exister. Tu as dû travailler des années durant pour me faire assumer mon existence. Et ce travail, je crois bien, n’a jamais été achevé.

    […] J’ai eu beaucoup de difficultés avec l’amour (auquel Sartre avait consacré environ trente pages de L’Être et le Néant) car il est impossible d’expliquer philosophiquement pourquoi on aime et veut être aimé par telle personne précise à l’exclusion de toute autre.

    À l’époque, je n’ai pas cherché la réponse à cette question dans l’expérience que j’étais en train de vivre. Je n’ai pas découvert, comme je viens de le faire ici, quel était le socle de notre amour. Ni que le fait d’être obsédé, à la fois douloureusement et délicieusement, par la coïncidence toujours promise et toujours évanescente du goût que nous avons de nos corps – et quand je dis corps je n’oublie pas que “l’âme est le corps” chez Merleau-Ponty aussi bien que chez Sartre – renvoie à des expériences fondatrices, plongeant leurs racines dans l’enfance : à la découverte première, originaire, des émotions qu’une voix, une odeur, une couleur de peau, une façon de se mouvoir et d’être, qui seront pour toujours la norme idéale, peuvent faire résonner en moi. C’est cela : la passion amoureuse est une manière d’entrer en résonnance avec l’autre, corps et âme, et avec lui ou elle seuls. Nous sommes en deçà et au-delà de la philosophie.

    […] Tu viens juste d’avoir quatre-vingt deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que je ne comble que ton corps serré contre le mien. La nuit je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation ; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. j’entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante : “Die Welt ist leer, Ich will nicht leben mehr” et je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t’effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »

    Kathleen Ferrier & Bruno Walter, Frauenliebe und Leben, de Robert Schumann : https://www.youtube.com/watch?v=Xljmp4jvIG4

    André Gorz

    Lettre à D. — Histoire d’un amour

    Galilée, 2006

    http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2861

  • Gérard Haller, « all / ein »

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    DR

     

    « […]

    nuit / 21

     

    allein

    allein

     

    [TU APPELLES]

    TOI : tu es là / MOI : oui

     

    [TEMPS]

     

    c’est comme la mer

     

    on veut y retourner on appelle on appelle on voudrait faire que c’est fini le séparé mais non

     

    c’est parce que la mer aussi est vide

    dedans que tout vient dehors

     

    nuit /22

     

    c’est parce que la mer aussi sans fin se vide

    là-bas qu’il y a tout ce va-et-vient ici

    des corps et tout tu sais c’est de la poésie

    tout ça mais quand même c’est pas rien c’est pas rien

    ce reste de peuple ainsi que nous sommes non

    ça doit bien faire quelque chose comme un peuple

    encore d’être comme ça tenus ensemble

    par rien d’autre que les autres non je veux dire

    tous ces corps ici devant la mer là oui bleue

    ces mouettes là voilà qui rient comme ça

    bêtement oui qui crient toujours comme un qui vient

    de perdre père et mère [ah les mères les mères ]

    et l’air autour sur quoi elles passent leur temps

    oh / et l’eau dessous qui les attend voilà qui

    leur tend les bras on dirait ça fait quelque chose

    non que tout ça se touche comme ça ici

    exposé bord à bord / oh / peaux / oh / et os eaux

    air écume embruns vents marées matière quoi

    du début à la fin / ô / infini éclat

    de matière tout ça à chaque peau chaque grain

    de peau et chaque de poussière je dis in

    ouï corps à corps tout ça de la matière oui

    le plus pauvre galet aussi bien cette moule

    là cette capote cette vieille bouteille (vide

    tu penses bien) et cette vague au loin ces seins

    de lait ce lit ce bateau ce bout de papier

    à lettres (tiens tiens encore un des ces robin

    son là-bas sur son lit de pluie) et cette vieille

    sèche à encre et ces vers blancs dedans toujours prêts

    à tout décomposer oui c’est comme ça oui

    qu’il y a quelque chose comme la poé

    sie

     

    nuit / 23

     

    allein

    allein

     

    la nuit chaque nuit les mots du dehors et les mots du dedans se joignent dans toi et disjoignent tu dis et comme ça sans fin t’abandonnent toi aussi au battement de tout

     

    oui tu sais c’est comme ça

     

    nuit / 24

     

    chaque nuit tu dis ça revient

    les mots d’avant te manquer

     

    komm

    viens

    komm

    komm jetzt

    c’est fini

    komm / geh

    c’est fini

    geh jetzt

    geh

    va

    allez

    ça va aller

     

    oui tu sais c’est comme ça

     

    c’est pour appeler

     

    c’est tout c’est parce que les mots aussi sont coupés de tout qu’il faut répéter l’appel »

     

    Gérard Haller

    all / ein

    Galilée, 2003

    http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2870

  • Pascal Quignard, «  Désenchanter »

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     « […] Tout homme qui œuvre est un juste. Comment son art justifie-t-il l’artisan ? L’homme qui œuvre à sa chose encore inexistante est justifié par l’émotion improviste qu’il lui arrive d’éprouver en regardant ce qu’il a fait autrefois.

    Quand nous inventons, la surprise de l’invention échappe, puisque nous la préparons et que nous l’ajustons. Mais le temps s’écoule. Et, alors que nous n’avons pas conservé la mémoire de sa fabrication laborieuse, elle nous a surpris. Ce destin où les sources se mêlent nous approche de l’impétuosité de la source. C’est cette proximité au chaos qui nous juge. C’est notre seul juge. Nous ne pouvons pas en vérité nous faire un mérite de la joie qu’elle nous a délivrée en retour. Ce qui nous console dans ce que nous avons fait n’est pas la reconnaissance des hommes, ni l’instant de la vente et le produit qui en résulte, ni l’admiration de quelques-uns, mais l’attente de ces retours imprévisibles. Ce n’est pas un autre monde ou une postérité dans les siècles qui nous animent : c’est cet oubli de ce que nous avons fait et qui revient sur nous comme une lumière neuve, qui promet notre vie à un court-circuit d’ébahissement et d’anéantissement de nous-mêmes. Ce sont des extases. Nous nous faisons un bonheur de nous perdre dans nos œuvres. Les journées passent alors à la vitesse d'une foudre qui tombe. Alors nous pleurons des pleurs qui ne nous sont plus personnels et qui se fondent au premier Déluge que les dieux assourdis envoyèrent. Nous nous engloutissons.

    […]

    J’ai les doigts vides.

    Je ne supporte ni ordre, ni sens, ni paix. Je ramasse les séquelles du temps. Je mets en lambeaux les règles du passé et du présent que je n’ai jamais comprises.

    Logos voulait jadis dire “collecte”. Je collecte les décombres, les trouées de lumière fugitive,

    les “intervalles morts”,

    l’intrus et le désorienté,

    les sordidissima de l’antre : la nuit est le fond des mondes. Tout va au non-langage. J’ai essayé de faire revenir des choses qui étaient sans code, sans chant et sans langage et qui erraient vers la source du monde. Il fallait penser jusqu’à l’absence d’issue d’une fonction prédatrice vide. J’aurais voulu relancer l’épidémie d’anachorèse des anciens Romains, lorsque Auguste imposa dans le sang l’empire, ou l’exil baroque des Solitaires que Rome, le ministère et le roi pourchassaient et désiraient éradiquer, perturbant les images que les historiens avaient construites, je ne m’y serais sans doute pas pris autrement. J’aimerais avoir tout replongé dans une espèce d’activité mythique.

    Naître ne sert aucune cause et ne connaît pas de fin : certainement pas la mort.

    Il n’y a pas de fin parce que la mort n’achève pas. La mort ne termine pas : elle interrompt. […] »

     

    Pascal Quignard

    « IXe traité, Désenchanter »

    La haine de la musique

    Calmann-Lévy, 1996

  • Millième page : Pierre Bergounioux / Sophie Chambard, « ARTIS SIMIA NATURA »

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    C’est un fait aussi ancien que la vie, sans doute, que les apparences trompeuses qu’elle adopte pour assurer sa propre conservation. Du jour qu’ont surgi les premiers prédateurs, leurs proies potentielles ont développé une gamme infinie de moyens de défense, d’esquive ou de dissimulation qui laissent confondus les hommes que nous sommes, l’espèce symbolique par excellence. Les formes, les coloris du règne animal, il en est redevable — et nous qu’ils remplissent d’admiration — à la nécessité, sous peine de mort, de paraître autre qu’on est. La phyllie, le phasme se donnent pour une feuille, une brindille. Nous en avons tiré la leçon. C’est la forêt de Birnham en marche vers le château de Macbeth, toutes les espèces de camouflage, depuis que « le feu tue ».

    On ne peut manquer de trouver quelque peu ironique la fantaisie qu’il a pris à Araschiana levana de mimer une carte géographique. Après que nous nous sommes ingéniés à copier la nature, à en relever les contours, la teneur, un petit papillon se mêle d’imiter ce produit hautement élaboré de la culture.

    Artis simia natura.

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    Ce livre d’artiste a été réalisé à 6 exemplaires sur vélin d’Arches, dans la collection Le singulier imprévisible, en octobre 2018.
    Il est ici reproduit avec l’amicale autorisation de Sophie Chambard & de Pierre Bergounioux à l’occasion de la millième page du blog Un nécessaire malentendu, qu’ils en soient mille fois remerciés.

  • Durs Grünbein, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Un mouvement

     

    Ce petit coup de vent éphémère, tourbillon aérien

         infinitésimal, quand un

             moineau effrayé s’envola sous

                   mon nez, déjà il était

     

    hors de vue, et une des

                   feuilles les plus légères le suivit déchiquetée dans

                        son sillage. (1988)

     

    D’un livre des faiblesses

     

    Un gigantesque agenda, cette vie –

    Si différente de ce qu’on attendait, et pourtant telle.

    Nous nous voyons, en fermant les yeux,

    Dans un ascenceur qui passe par les années comme par des étages.

    Souvent, quelqu’un descend en route, court dans le couloir

    À la rencontre de lui-même, son propre double.

    On trébuche une moitié du chemin, on frappe à la mauvaise porte

    Parce qu’un cœur est dessiné dessus. Et alors –

    S’affaisser d’épuisement fait tellement de bien.

     

    Chaque jour à présent un pétale tombe

    Du bouquet de fleurs délirant qui, hier, manquait

    De faire exploser le vase par sa splendeur.

    Hortensias bleus, anémones sauvages, tulipes noires –

    Tout ça à l’air d’une improvisation libre :

    Études pour un piano d’enfant – vers inconsistant.

    Et cette inconsistance veut dire : nous mourons

    Imperceptiblement ; et soudain nous prenons plaisir

    À vivre comme si nous étions immortels,

    Alors que l’écriture nous endigue et que le moindre

    Mot est crucial. Alors vas-y,

    Écris un livre sur tes faiblesses quotidiennes. (2017) »

     

    Durs Grünbein

    Presque un chant

    suivi de « Notes sur moi-même » par l’auteur

    Traduits de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson & Fedora Wesseler

    Coll. Du monde entier, Gallimard, 2019

  • Su Tung po, « Puisant de l’eau dans la rivière pour préparer le thé »

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    « l’eau vive a besoin d’un feu vif pour bouillir

    je me rends au rocher où l’on pêche pour puiser dans l’onde profonde et limpide

    avec une grande calebasse emprisonnant la lune, je la transvase dans la jarre

    avec une petite louche je remplis la bouilloire nocturne d’eau de la rivière

    quand frémit le thé une écume neigeuse se forme

    au moment où l’on entend le vent dans les pins*, il faut tout de suite servir

    les entrailles desséchées pas encore complètement humidifiées, j’arrête à la troisième tasse

    assis, j’écoute dans la ville déserte les coups longs et courts qui annoncent l’heure »

     

    * l’expression « on entend le vent dans les pins » signifie que l’eau commence à frémir — elle est parfois augmentée de « et la pluie dans les cyprès »

     

    Su Tung po (Su Che) ­ — 8 janvier 1037- 24 août 1101

    in L’extase du thépoèmes chinois

    Traduits par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2002

    https://moundarren.com/livre/lextase-du-the/

  • Dušan Matić, « Chambre d’hôtel »

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    « Au cours de la nuit un homme se réveille, soudain, dans une ville inconnue, dans une chambre d’hôtel inconnue. L’homme entrouvre les volets de la fenêtre. La nuit est paisible.

    Des pas inconnus.

    Pour la première fois, l’homme se voit autre : inconnu.

    D’où lui vient ce corps ? La nostalgie qui l’accompagne ? Les passions ? L’homme allume la lampe. Il contemple son corps. C’est la première fois qu’il voit ce corps. Il marche. Il voit son ombre sur le mur.

    En quel lieu ? ce personnage ? ce corps ? ces souvenirs inconnus de lui ? ces pensées ? sa stupeur ? Où descend-il maintenant ? N’est-il pas le témoin inconnu, de ces pas, de sa propre chute ?

    Plus un bruit.

    L’écho des pas inconnus se fait entendre à nouveau. Qui portent-ils ? Où se presse celui qui marche ?

    L’homme retourne à ses souvenirs. Aucune trace de souvenir. Ils sont vides, vidés – flacons vides qui auraient pu (qui auraient dû) être pleins. Qui détient l’eau potable du souvenir ? Ne reste-t-il que ces formes vides ?

    Seule est réelle cette obscurité autour de lui, autour des souvenirs, autour de ce corps inconnu.

    Qui habite ce corps ? Les passions, celle de la nuit d’abord, puis les autres, passions dévorantes qui disparaissent, sitôt présentes. Que faut-il faire ? Que doit-il faire pour éteindre ce feu, celui des souvenirs, des pensées, le feu insatiable des passions.

    Au-dehors, le bruit des pas a cessé. C’était donc lui-même celui-là qui marchait sous la fenêtre. Où courait-il ? Pourquoi fuir ? Fuir cette ombre sur le mur, ce corps.

    De nouveau, les pas.

    Qui donc à son réveil imagine cet inconnu ? Pourtant, l’homme est sans besoins, sans désirs, absent. Où situer cet impossible passé : la vie ?

    Ne pas aller jusqu’à cette ombre, là, sur le mur. Ne pas croire à ses pas, à ses désirs, à ses passions, à cette lampe qui le projette là, sur le mur.

    Quels témoignages ? Que faire de celui qui ne peut ni ne sait plus dormir ? que faire de cette impitoyable renaissance ?

    Sur la rive enfin déserte, il “est” à peine ce corps, cette ombre esquissée, aussi intouchable que son corps, lointaine, qui disparaît dans ce lieu qu’il ne peut ni ne veut circonscrire. À chaque nuit, pour chaque réveil, le démon de sa nuit – plus et moins qu’un homme, plus et moins qu’une ombre. Et ce dernier même, il ne le hait point.

     

    Pour la première fois, l’homme s’est à lui-même apparu – ombre incertaine, l’ombre d’un rêve. Semblable à cette voix, en lui, en moi, proche de moi, la voix d’un autre, en tous cas.

    Cela, je l’ai compris tout de suite.

    Toujours ce masque, sur le visage, collé à ses tempes. Je marche, porteur de ce masque – et, chaque fois, un masque différent qu’il ne reconnaît pas. […] »

     

    Dušan Matić,

    « Chambre d’hôtel »

    La porte de nuit – songes et mensonges de la nuit II

    Traduit du serbe par André Dalmas

    Illustrations de Gérard Titus-Carmel

    Fata Morgana, 1973

    http://www.fatamorgana.fr/livres/la-porte-de-nuit