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Écrivains - Page 43

  • Jacques Sicard, « La Géode & l’Éclipse »

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    À Paul Celan

     

    « Un rien

    nous étions, nous sommes, nous

    resterons, en fleur :

    la rose de rien, de

    personne

     

    Comment entendre ces vers ? – À Treblinka, les nazis pratiquèrent comme ils le préméditaient de le faire avec d’autres camps d’extermination, sans en avoir le temps. En 1943, après l’assassinat de près d’un million de juifs, les chambres à gaz sont dynamitées et détruites. Les baraquements, les clôtures et les autres installations démontées jusqu’à totale disparition. Le sol est labouré, planté d’arbres et semé de lupin. Ici, il n’y aura rien eu que le passage des saisons et personne pour témoigner qu’y éclosent des fleurs de lupin. Le lupin qui appartient à la sous-classe des rosidae, dont la rose fait partie.

    Comment entendre autrement ces vers ? Une variante de l’Odyssée. “Personne”, Ulysse ; “rien”, la Reine ; “rose”, la prose. C’est sous ce nom qu’Ulysse pour le tromper se présente au cyclope Polyphène, mais aussi à partir de ce nom que devient clair son projet de différer indéfiniment son retour à Ithaque. C’est la place nulle que Pénélope occupe à la suite de ce changement d’identité, où elle tisse et détisse pour Personne. C’est l’efflorescence de la prose qui tout en permettant l’étendue, confère à toute cette vacuité le parfum soutenu de la Rose. Il y a tant de manières de ne pas revenir, sans vous faire injure, n’est-ce pas Paul Celan ? »

     

    Jacques Sicard

    La Géode & l’Éclipse

    Éditions Le Pli, 2017

  • Jacques Roman, « Histoire de brouillard : la cinquième saison »

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    DR

     

    « Enfant, gardant les vaches dans le brouillard, j’ai appris la dessaisie en mon rôle de gardien, la dessaisie en tout rôle. Et, amoureux, j’ai consenti à la dessaisie. Écrivant, j’ai toujours considéré la dessaisie comme l’authentique présence de l’humilité puissante (humilité, humidité, humaine féminitude ?). Je peux dire aujourd’hui du brouillard tenir violemment la traîne. Ainsi, je peux me revoir enfant tenant en ma petite main le tulle d’une robe de mariée au seuil d’une église, invité innocent au seuil d’une noce charnelle que mon âme respirait, je le jure. Du brouillard, déjà, je tenais aussi du corps la saisie, mariée à… l’insaisie ? »

     

    Jacques Roman

    Histoire de brouillard : la cinquième saison

    Les éditions de l’Hèbe, 2017

    http://www.lhebe.ch/

  • Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »

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    DR

     

    « Depuis cette terrasse de café, je contemple la vie en frémissant. J’en vois bien peu — elle, cette éparpillée — concentrée ici sur cette place nette et bien à moi. Un marasme, semblable à un début de saoulerie, m’élucide l’âme sur bien des choses. En dehors de moi, j’entends s’écouler, dans les pas des passants, la vie évidente et unanime.

    En cette heure-ci, mes sens se sont figés et tout me paraît différent — mes sensations sont une erreur, confuse et lucide tout à la fois, je bats des ailes mais sans bouger, tel un condor imaginaire.

    Pour l’homme vivant d’idéal que je suis, qui sait si ma plus vive aspiration n’est pas réellement de rester simplement ici, assis à cette table, à cette terrasse de café ?

    Tout est aussi vain que de remuer des cendres, aussi vague que l’heure où ce n’est pas encore le point du jour.

    Et la lumière jaillit, se pose si sereinement, si parfaitement sur les choses, elle les dore d’une telle réalité, souriante et triste ! Tout le mystère du monde descend jusqu’à mon regard, pour se sculpter en banalité, en spectacle de la rue.

    Ah ! comme le quotidien frôle le mystère, si près de nous ! Montant à la surface, touchée par la lumière, de cette vie complexe et humaine, comme l’Heure au sourire indécis monte aux lèvres du Mystère ! Comme tout cela vous a un air moderne ! Et, au fond, que tout cela est ancien, est occulte, et tout imprégné d’un autre sens que celui qu’on entrevoit luire en toute chose ! »

     

    Fernando Pessoa – Bernardo Soares

    Le livre de l’intranquillité, volume II

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Présenté par Robert Bréchon

    Christian Bourgois, 1992

     

    Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne.

  • Karine Marcelle Arneodo, « L’Entre-terre »

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    © : Paolo Panzera

     

    « La chambre avait deux fenêtres qui se touchaient dans l’encoignure. Je le retrouvais tel qu’il se présenta au sortir de la forêt, le regard effaré, il portait sur la tête un chapeau de feutre jaune tout esquinté. Je compris qu’il avait plu le temps de son voyage et rapprochai les distances, mais n’eus pas le courage de demander, d’où il venait, tant sa fébrilité me faisait peur.

     

    Je ne sais qui de nous deux parla d’abord. Il me souvient qu’il se trouvait dans ce discours des bribes d’histoires vécues sans trop de chance. De son corps s’affaissant dans des vêtements de sable émanaient des relents d’ammoniaque qui tuaient la passion d’être en vie. Il parlait de son sexe et disait qu’il fallait que je suce. Je pressentais qu’une douleur inavouable se cherchait un terroir.

     

    Parce qu’on voulait ouvrir la porte et dérober le grain, j’allais dans l’encoignure des fenêtres renforcer la digue. Quand je me retournais, il était allongé sur le lit au milieu des essences et de la verdure avec ses cheveux noirs tout raides à ses côtés. Il était nu, et sur sa peau des tatouages amérindiens figuraient la voûte étoilée du ciel. Mes yeux se posèrent naturellement sur la chose, et c’est alors que je vis, en place de son sexe, une inoffensive fente imberbe. »

     

    Karine Marcelle Arneodo

    L’Entre-terre suivi de Le moins possible ou le suffisamment

    Postface Olivier Gallon

    La Barque, 2017

    http://www.labarque.fr/

  • Patrick Varetz, « Sous vide »

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    DR

     

    « Tout peut s’oublier, à commencer par la douleur. Vos gestes – allez savoir pourquoi – se font avec le temps moins spontanés, les mots vous jaillissent moins facilement. On dirait qu’une fine paroi de corne vous pousse sous la peau, dans l’intention de la doubler secrètement. Quelque chose, en vous – isolé du monde, infiniment petit dans les replis du ventre –, consent à se taire, et vous apprenez simplement à vivre avec cette gêne permanente. Patiemment, pendant des années, on plante en vous des cris et des insultes, on vous ouvre les yeux sur la férocité de vos semblables, et le malheur – celui des autres, justement – s’installe en vous à demeure, ce qui empêche certaines images – parmi les plus inacceptables – de continuer de vous hanter durant votre sommeil. Les frayeurs et les tensions s’accumulent au point de s’annuler. Ce phénomène de la douleur, au fond, s’apparente – mais à plus vaste échelle – à celui du tartre qui va se loger derrière les dents. On s’en accommode sans mal, bien heureux encore de s’y écorcher la langue de temps à autre. Ainsi je porte en moi, tel un avorton, l’agglomérat de mon salaud de père et de ma folle de mère, et leur douleur à tous deux – quoique oubliée en partie, presque niée – est là qui me cimente, et me fait tenir d’une seule pièce malgré la dislocation annoncée de mon existence. Je ne veux pas voir le chaos qui se jette sous mes pas, ni cette mauvaise route au bord de laquelle – au sortir de l’adolescence – j’abandonne mes parents. Renoncer à affronter la réalité qui se présente, c’est tout autant refuser de regarder en arrière. L’excédent de salive, dans ma bouche, se charge à la longue d’une saveur métallique, fade à mourir. Je voudrais cracher, me retourner l’estomac, mais je ne dispose plus du ressort nécessaire pour me révolter. La douleur, au terme de cette expérience, se résume à une nausée sourde dont il serait vain de vouloir se débarrasser. »

    Patrick Varetz

    Sous vide

    P.O.L, 2017

  • Pascal Quignard, « Dans ce jardin qu’on aimait »

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    photogramme © cc

     

    « Ce n’est pas parce que les nuages s’en vont qu’on aperçoit la montagne.

    C’est parce qu’on aperçoit soudain la montagne tout entière dans le ciel que la pluie cesse tout à coup et que l’or du soleil vient brusquement remplir nos mains.

    Mais ce n’est pas parce que nous vivons encore que nous sommes heureux.

    Ce qui est merveilleux, c’est que dans la mort, nous nous tenions encore dans les bras l’un de l’autre. »

     

    Pascal Quignard

    Dans ce jardin qu’on aimait

    Grasset, 2017

  • Éric Poindron, « Comme un bal de fantômes »

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    DR

     

    LES JOURS RACCOURCISSENT

     

    « Même morte je reviendrai forniquer dans le monde. »

    Joyce Mansour

     

    « Baudelaire avait une obsessionnelle et sainte peur

    de ne jamais mourir

    et de connaître le désespoir suprême

    jusqu’à la nuit des temps ;

    en écho conceptuel, Jean Starobinski imagina la notion

    d’“immortalité mélancolique”,

    où quand le spleen,

    porté à son comble,

    sait ou croit savoir que la mort

    n’y changera décidément jamais rien.

     

    Il n’y a guère Isaac Bashevis Singer,

    l’écrivain qui conversait avec les fantômes,

    dit un jour à l’immense critique Edmund Wilson

    qu’il croyait en l’existence d’une forme de survie

    après la mort.

    Wilson, sceptique et définitif,

    répondit que la survie ne l’intéressait guère.

    Non, non, ça suffit comme ça, merci.

    Singer rétorqua

    définitif à son tour

    “Si une survie a été prévue, vous n’aurez pas le choix de toute façon…”

     

    La vie peut être taquine mais c’est une sacrée complice. »

     

    Éric Poindron

    Comme un bal de fantômes Camaraderie & chemins chuchotés

    Préface de Jean-Marie Gourio

    Coll. Curiosa & cœtera, Le Castor Astral, 2017

  • Hermann Broch, « Les Somnambules »

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    DR

     

    « Dans cette anxiété souveraine qui s’empare de chaque homme au sortir de l’enfance, à l’heure où le pressentiment l’envahit qu’il lui faudra marcher seul, tous ponts coupés, au rendez-vous de sa mort sans modèle, dans cette extraordinaire anxiété qu’il faut bien déjà nommer un effroi divin, l’homme cherche un compagnon afin de s’avancer avec lui, la main dans la main, vers le porche obscur, et pour peu que l’expérience lui ait appris quel délice il y a sans conteste à coucher auprès de son semblable, le voici persuadé que cette très intime union des épidermes pourra durer jusqu’au cercueil. Aussi, quelque rebutantes que soient certaines apparences, car l’on opère entre deux draps de toile grossière et mal aérés ou parce que l’on peut croire qu’une fille ne considère peut-être dans l’homme que le moyen d’assurer ses vieux jours, qu’on veuille bien ne jamais oublier que tout membre de l’humanité, même s’il a le teint jaunâtre, même s’il est anguleux et petit et marqué en haut à gauche d’un défaut de dentition, qu’un tel être, en dépit de son défaut de dentition appelle de ses cris cet amour qui doit pour l’éternité le ravir à la mort, à une peur de la mort qui redescend chaque soir avec la nuit sur la créature dormant dans la solitude, peur qui déjà la harcèle et la lèche comme le ferait une flamme à l’instant où elle se dépouille de ses vêtements ainsi que faisait alors Mlle Erna : elle ôta son corsage de velours rouge pâli, laissa tomber sa jupe de drap vert sombre et aussi son jupon. Elle retira également ses souliers ; en revanche elle garda ses bas et son jupon empesé, elle ne put même se résoudre à ouvrir son corset. Elle avait peur, mais elle dissimulait cette peur sous un sourire futé et à la lumière vacillante de la bougie posée sur la table de nuit, elle se glissa dans le lit sans davantage se dévêtir. »

     

    Hermann Broch (1er novembre 1886 – 30 mai 1951)

    Les Somnambules

    deuxième partie : « Ersch ou l’anarchie » (1931)

    Traduit de l’allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn

    Gallimard, 1956-1957, rééd. L’Imaginaire, 1990

  • Xin Qiji, « L’année “jihai” de l’ère Chunxi, je fus muté… »

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    DR

     

    Air : “Poisson attrappé”.

    L’année jihai de l’ère Chunxi, je fus muté comme commissaire de circuit du Hubei au Hunan. Lors d’une fête que je donnai avec le fonctionnaire Wang Zhengzhi dans le pavillon de la petite montagne, je composais ces paroles :

     

    Combien d’orages encore pourrais-je endurer ?

    À toute allure, le printemps s’est de nouveau enfui.

    Je chéris tellement cette saison que toujours crains les fleurs trop tôt écloses,

    Et pire encore leurs rouges pétales qui choient innombrables.

    Printemps, demeure encore un instant !

    On m’a dit que dans les herbes parfumées aux confins du ciel, tu perds le chemin du retour…

    Ah ! Pourquoi ne dis-tu rien ?

    Seule une araignée, ce me semble, s’affaire

    À tisser sa toile sous l’avant-toit peint

    Et tout le jour séduit les chatons envolés…

    Tant d’histoire autour de la Grande Porte !

    L’heureuse rencontre tant attendue encore déçue ;

    Mes yeux de papillon les ont rendus jaloux !

    J’aurai beau payer de mille onces d’or la rhapsodie de Xiangru*,

    Mon doux et long amour, à qui pourrais-je le dire ?

    Seigneur, ne danse pas !

    Ne vois-tu pas les belles, Anneau de jade, Aronde en vol** – poudres et poussières !

    Nulle souffrance plus grande que d’être oisif et seul…

    Ne va pas t’appuyer dans de hauts belvédères :

    Le soleil couchant est juste là

    Où se brise mon cœur dans ces saules embrumés ! »

     

    * Allusion à la « Rhapsodie de la Grande Porte » composée par Sima Xiangru à la demande de Dame Chen, épouse de l’empereur Wu, assignée au palais de la Grande Porte après avoir perdu ses faveurs

    **Anneau de jade et Aronde en vol : surnoms de Yang Guifei, favorite de l’empereur Xuanzong des Tang, et de Dame Zhao, épouse de l’empereur Cheng des Han antérieurs, remarquée pour ses talents de danseuse.

     

    Xin Qiji (28 mai 1140 – 1207)

    In La dynastie des Song du Sud

    Traduit du chinois par Stéphane Feuillas

    Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade/Gallimard, 2015

  • Joseph Roth, « la Toile d’araignée »

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    « Alors il se promena dans les rues, s’arrêta devant une vitrine et s’acheta une paire de bottes. Il lui semblait avoir grandi, comme s’il avait sous les pieds un sol nouveau, surélevé.

    Vers la fin de l’après-midi, le chant des oiseaux était émouvant et appelait la nuit ; il aborda une fille habillée en blanc. Dans le courant de la soirée, il entra dans un dancing, fut jaloux parce que la fille dansa trois fois de suite avec un monsieur de la table voisine et but un champagne acide. La fille – elle n’était pas de celles-là – réclama un bon hôtel ; Theodor dut louer deux chambres. Il lui fallut la laisser seule pendant un quart d’heure, puis il frappa à sa porte, tendit l’oreille, refrappa et ouvrit. La fille avait disparu.

    Il avait plus de chance auprès de ces jeunes femmes sans chapeau, vêtues de chemisiers tout simples et de vestes élimées, qui se contentaient d’une séance de cinéma. Il prenait garde à ce que ces petites diversions ne se transformassent pas en liens d’amitié ; par principe, il ne se rendait jamais à un rendez-vous.

    Il était content de lui, et convaincu que sa force de caractère et ses dons personnels lui avaient permis de faire en peu de temps ce quelques progrès.

    Il pensait avoir trouvé la seule activité pour laquelle il était fait. Il était fier de son talent pour l’espionnage qu’il qualifiait de “diplomatique”. Son intérêt pour les affaires criminelles grandissait. Il passait des heures entières au cinéma. Il lisait des romans policiers. »

     

    Joseph Roth

    La Toile d’araignéeDas Spinnennetz, 1923

    Traduit de l’allemand par Marie-France Charrasse

    Gallimard, 1970, rééd. L’Imaginaire/Gallimard, 2004

     

    Joseph Roth est né le 2 septembre 1894 à Brody (Galicie).

    Il est mort à Paris le 27 mai 1939.

  • Isabelle Baladine Howald, « Les états de la démolition »

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    © : cchambard

     

    « Je t’entends parler, je ne comprends pas, ta voix ne suffit pas, j’entends, tu dis que c’est une maison petite

    Le drap au-dessus, toujours essayer de dire.

    Ces minutes entières, comme sans figure, contournée,

    sans nom

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    … ne sais pas ce qui s’est éloigné

    — branches sèches, tremblements

    gestes épars sur les visages perdus —

    ne sais pas

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    …dirait la voix vieillie, et je répèterai sans comprendre.

    Il tentait de parler et n’y réussissait pas, cela encore

    aujourd’hui où peut-être il n’essaie plus.

    Comment céder, comment ne pas s’en écarter.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Les maladies, la fatigue, ce qui m’use.

    les nuits — je ne dors pas —

    le tout à fait défiguré,

    et rien pour y répondre.

    Où allons-nous (je pense : mon ange),

    ne dis rien du secret.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Je t’envoie des cahiers, des cartes postales,

    des livres.

    Je veux des baisers, de la pluie.

    Tournez-moi dans l’autre sens, que je puisse pleurer. »

     

    Isabelle Baladine Howald

    Les états de la démolition

    Encres de Suzanne Obrecht

    Jacques Brémond, 2002

     

    Isabelle Baladine Howald est née un 25 mai.
    Excellent anniversaire Isabelle.

  • Martin Buber, « Les récits hassidiques »

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    « Les soixante-dix langues.

     

    Rabbi Loeb, fils de Sara, le mystérieux Tsaddik itinérant, a raconté comme suit : « J’étais une fois chez le Baal-Shem pour le Sabbath. Le soir, avant le Troisième Repas, ses disciples les plus importants avaient pris place autour de la table, attendant l’arrivée du Maître. Ils disputaient ensemble de certain passage du Talmud dont ils s’apprêtaient à lui demander l’éclaircissement. Il s’agissait de la phrase qui dit : “Gabriel apprit à Joseph soixante-dix langues.” Chose incompréhensible, assuraient-ils, car chaque langue n’est-elle pas faite d’un nombre immense de mots ? Comment donc l’intelligence d’un seul homme, en une seule nuit – ainsi qu’il est dit dans le texte – saurait-elle se montrer capable de recevoir et de comprendre toutes ces langues ? Et ils convinrent, finalement, de charger Rabbi Guershom, le beau-frère du Baal-Shem, d’interroger le Maître sur ce point.

    Quand le Baal-Shem arriva et prit place au haut bout de la table, Rabbi Guershom lui posa donc la question. Et le Baal-Shem prit la parole, développant un commentaire qui semblait bien n’avoir aucun rapport avec le sujet, et où les disciples étaient incapables, en tous cas, de trouver la moindre réponse à la question qui les préoccupait. Mais voilà que se produisit tout à coup quelque chose d’inouï, tout à la fois inconcevable et sans explication possible : frappant la table au beau milieu du saint exposé, Rabbi Yaakov Yossef de Polna s’était écrié : “Le turc !” puis après un instant : “Le tartare !” et un moment après : “Le grec !” et ainsi continuait-il langue après langue, d’exclamation en exclamation. Peu à peu, ses compagnons comprirent que grâce à l’exposé du Maître, qui semblait traiter de tout autre chose, le disciple avait appris à connaître la source et l’essence de chaque langue. Car celui qui t’enseigne la source et l’essence d’une langue, c’est la langue elle-même qu’il t’a apprise. »

     

    Martin Buber

    Récits hassidiques

    Traduit de l’allemand par Armel Guerne

    Introduction traduite par Ellen Nadel Guillemin

    Éditions du Rocher, 1978, rééd. Points/Sagesse, 1996