« Mon désir ? Sans limites…
Pouvais-je être le Tout ? J’ai pu l’être — risiblement…
Je sautai, de travers je sautai.
Tout se défit, se disloqua.
Tout en moi se défit
Pourrai-je seul un instant cesser de rire ?
(Rien qu’un homme, analogue à d’autres.
Soucieux d’obligations qui lui reviennent.
Nié dans la simplicité du grand nombre.
Le rire est un éclair, en lui-même, en d’autres.)
Dans la profondeur d’un bois, comme dans la chambre où les deux amants se dénudent, le rire et la poésie se libèrent.
Hors du bois comme hors de la chambre, l’action utile est poursuivie, à laquelle chaque homme appartient. Mais chaque homme, dans sa chambre, s’en retire… ; chaque homme, en mourant, s’en retire… Ma folie dans le bois règne en souveraine… Qui pourrait supprimer la mort ? Je mets le feu au bois, les flammes du rire y pétillent.
La rage de parler m’habite, et la rage de l’exactitude. Je m’imagine précis, capable, ambitieux. J’aurais dû me taire et je parle. Je ris de la peur de la mort : elle me tient éveillé ! Luttant contre elle (contre la peur de la mort).
J’écris, je ne veux pas mourir.
Pour moi, ces mots, “je serai mort”, ne sont pas respirables. Mon absence est le vent du dehors. Elle est comique. Je suis à l’abri, dans ma chambre. Mais la tombe ? déjà si voisine, sa pensée m’enveloppe de la tête aux pieds.
Immense contradiction de mon attitude.
Personne eut-il, aussi gaiement cette simplicité de mort ?
Mais l’encre change l’absence en intention.
Le vent du dehors écrirait ce livre ? Écrire est formuler mon intention… J’ai voulu cette philosophie “de qui la tête au ciel était voisine — et dont les pieds touchaient à l’empire des morts”. J’attends que la bourrasque déracine… À l’instant, j’accède à tout le possible ! j’accède à l’impossible en même temps. J’atteins le pouvoir que l’être avait de parvenir au contraire de l’être. Ma mort et moi, nous nous glissons dans le vent du dehors, où je m’ouvre à l’absence de moi. »
Georges Bataille
Le Coupable
Gallimard, 1944, repris dans Œuvres complètes tome V, « La somme Athéologique », 1973
Un lien : Georges Bataille. À perte de vue de André S. Labarthe
http://elegendre.wordpress.com/2011/10/02/georges-bataille-a-perte-de-vue/