J’ai vu les noirs Véda
le Coran et l’Évangile
et les livres aux plats
de soie des Mongols
eux-mêmes faits de la cendre des steppes
du kizäk odorant
comme le font
les femmes kalmoukes chaque matin
faire un feu
et se coucher soi-même sur lui
veuves blanches
cachées dans un nuage de fumée
pour accélérer la venue
du livre
Ce livre un
bientôt vous le lirez bientôt
Blanches les mers brillent
dans les côtes mortes des baleines
Chant sacré voix sauvage mais juste
Et les fleuves azur sont les marque-pages
où le lecteur lit
où est l’arrêt des yeux qui lisent
Ce sont les grands fleuves –
la Volga où la nuit on chante à Razine
où on allume des feux sur les barques
le Nil jaune où l’on prie le soleil
le Yang-Tsé-Kiang où est la fange épaisse des humains
le Seine où sont vendues des femmes aux yeux sombres
et le Danube où toutes les nuits brillent
des hommes blancs sur les vagues sur des barques en chemises blanches
la Tamise où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules
l’Ob renfrogné où on fouette le dieu tous les soirs
et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc
avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu
et le Mississippi où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé
et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons
Le genre humain est le lecteur du livre
et la couverture porte l’inscription du créateur
mon nom archaïques caractères bleus *
Mais tu lis nonchalamment
plus d’attention !
Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux
comme si c’était les leçons d’un catéchisme
Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers
ce livre un
bientôt bientôt tu vas le lire
Dans ces pages saute la baleine
et l’aigle qui a plié la page de l’angle
se pose sur les vagues marines
pour se reposer sur le lit du pygargue **
[1920] ms. automne 1921
* Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom
** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.
Vélimir Khlebnikov
Œuvres — 1919 – 1922
Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot
coll. « Slovo », Verdier, 2017
https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/
Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.