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Livre - Page 25

  • Antoine Volodine, « Frères sorcières »

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    © : cchambard

     

    « […] et pour commencer elle s’adressa à Deborah-hanche-en-biais, louant sa stupéfiante beauté et regrettant de devoir lui anéantir les organes les plus sensibles, afin qu’elle assiste impuissante, prise dans une masse imbrisable, à sa lente dégradation, programmée pour durer quatre fois cent sept siècles, ce qui était relativement peu et correspondait à la peine minimale que le sortilège qu’elle avait mis en branle exigeait, puis à Bayeeya-folleville elle donna quelques conseils pour s’occuper mentalement durant son agonie, puis, sans regarder Lou-des-ravines ni Naïmiya-toute-cristal, car elle n’ignorait pas que leur splendeur l’eût hypnotisée et privée de toute parole, elle dit “Petites sœurs, votre erreur a été de manœuvrer pour que le capitalisme fût établi ou rétabli dans ce monde noir où je n’avais, je l’avoue, ni attaches ni raison d’être, autrement, j’aurais volontiers accepté de rejoindre votre nichée”, et enfin elle se tourna vers Barbara-dévasteuse, Milmy-grande-fripouille et Augustine-aile-de-faucon et les caressa d’une voix extrêmement agréable et mélodieuse, citant pour les consoler des quatrains de poètes post-exotiques qu’autrefois Volodine, par pure jalousie mesquine, avait passés sous silence, vraisemblablement parce que la magnificence de leur prose rythmée, au contraire de la sienne, projetait immédiatement dans un état de jouissance qui pouvait durer des semaines, sans parler du fait qu’elle repoussait dans les oubliettes de la littérature les laborieuses tentatives poétiques des prisonniers écrivains dont Volodine avait parlé et qui on ne sait pourquoi avaient connu la gloire éditoriale ou, du moins, une certaine notoriété à l’intérieur de leur quartier de haute sécurité, et ainsi elle fit sortir de l’ombre, pendant fût-ce un instant, l’ignorée Anthologie de la barque de Maria Scheuermann, et l’étourdissante Sublime route de Noriko Schigulla, puis, quand toutes les mésanges mineures, l’une après l’autre, eurent manifesté qu’elles étaient apaisées et acceptaient l’atroce moment de leur décès, qui allait être suivi non d’une perte de conscience mais d’une interminable attente que rien ni personne ne pourrait soulager ni diminuer, elle tissa en un tournemain l’éternité autour de leur cœur […]

     

    Antoine Volodine

    Frères sorcières

    Coll. Fiction & Cie, Seuil, 2019

  • Emmanuel Hocquard, « Allée de poivriers en Californie »

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    X

     

       « Fin de vie. La vieille langue est là,

    tapie comme une tique dans l’oreille. Elle se nourrit de tout

    ce que je vois et son bruit m’empêche de voir ce que je ne vois pas.

         J’aurai passé ma vie sans voir.

         Ma vision ? Dans la cage d’un écureuil,

    l’incessant retour des mêmes impressions et des mêmes pensées

         insipides jusqu’à en être écœurantes,

         jusqu’à serrer le cœur dans un étau : battements monotones,

    ternes ressassements que traverse soudain, sans raison apparente,

         au milieu de la nuit, au détour d’une phrase

         ou en rêve, une lueur très fugitive,

    un fulgurant vertige qui, brusquement, déchire les habitudes.

         Alors la tique se réveille et tout redevient comme avant.

         Les noms de Keats, Shelley, Sir John Cheyne

    sont encore écrits sur les boîtes aux lettres des locataires

         dans le couloir, à gauche de l’entrée. Une fleur

         a poussé dans les tuiles, au bord du toit. Ce matin

    à l’aube, depuis la fenêtre, la ville ressemble à une forêt

         pétrifiée d’arbres gris sans feuillages,

         aux troncs noueux, tordus sous le ciel orageux.

         La ville aussi est une alarme, un vertige exact

         dans la rumeur des battements de cœurs et des étaux.

    Pise, Tony, Régis, Signore Typoce & Cie, tandis que vous dormez,

         moi, Pyrrhus, je veille aux lettres de vos noms,

         qui sont les lettres de mon nom.

    Bibliothèques, entrepôts, boutiques de luxe, compagnies d’assurances,

         la ville est construite sur l’alphabet et vit sur la réserve

         des lettres : vingt-six battements de cœur en français.

         Un dictionnaire & une grammaire pour rectifier la vue ?

    Quelle garantie ? J’aurai passé ma vie sous une pluie de lettres,

         ayant parfois cherché refuge dans l’amour.

    Mais la langue de l’amour, entrecoupée par les soupirs, les silences

         et les cris inarticulés de la jouissance, est pauvre,

         approximative, inadaptée aux espoirs que nous mettons en elle.

         Le sexe d’une femme est un abri très doux,

         une retraite sans issue, que nous ensemençons de lettres.

    L’amour naît, se nourrit, meurt de l’extinction provisoire des lettres

         qui aussitôt, renaissent de ses cendres. L’amour périt

         des lettres qu’il rejette au monde ; et nous laisse, à nouveau,

    inchangés, aux prises avec le vieil alphabet parcouru de vertiges. »

     

    Emmanuel Hocquard

    « Allée de poivriers en Californie »

    Première édition in revue L'In-plano, 1986, à l’exception du dernier épisode, in revue ZUK, 1988

    In Ma Haie, Un privé à Tanger II

    P.O.L, 2001

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=2-86744-829-8

     

    Il existe un « blaireau » de ce texte, tiré à sept exemplaires.

    Celui que nous possédons contient un envoi signé Régis Copeyton & une lettre d’Emmanuel Hocquard dont nous recopions ceci : « cet exemplaire, rare, comporte au moins trois fautes de frappe sinon davantage. C’est ce qui en fait sa rareté »

     

    Emmanuel Hocquard est mort ce dimanche 27 janvier 2019, chez lui, à Mérilheu.

  • Marie-Hélène Lafon, « Traversée »

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    DR

     

    « Le pays premier peut être une prison, il peut être un royaume suffisant, une source vive, un trésor. Je ne sais pas bien où passe la frontière entre la chance et le risque, le partir et le rester, l’attachement et l’arrachement ; je cherche à tâtons et suis des chemins ombreux ou troués de lumière qui s’enfoncent dans la terre des origines et partent dans le monde. Je sais seulement que la regardeuse d’enfance est devenue une travailleuse du verbe, assise à l’établi pour tout donner à voir en noir et blanc sur la page des livres. Il s’agit, par le truchement du matériau verbal, d’habiter la page comme on habiterait un pays, et dans son cadre rectangulaire, entre ses marges, de donner aux paysages, extérieurs et intérieurs, un corps textuel, d’incarner un bout du monde perdu au milieu de rien à mille mètres d’altitude, pays premier, séminal et infusé que chacun porterait en soi, comme une cicatrice ou comme un viatique, ou les deux à la fois ou de mille autres façons encore. Il s’agit de se tenir au plus près, au plus serré, et de ne rien inventer en réinventant tout ; et de brouiller les pistes en inversant patronymes et toponymes, en déplaçant Fridières de Saint-Flour à Saint-Amandin et Montesclide de Saint-Amandin à Marchastel ; et de trouver au Jaladis ou aux Manicaudies, on n’invente pas cette musique des noms propres, leur juste équilibre sur la ligne de crête de la phrase, ce qui n’est pas une mince affaire, ce qui serait même la grande affaire, l’épicentre du séisme textuel. »

     

    Marie-Hélène Lafon

    Traversée

    Coll. Paysages écrits

    Fondation Facim / éditions Guérin, 2015

    première édition, Créaphis, 2013

    http://fondation-facim.fr/edition/!/edition/1/titre/Travers%C3%A9e

  • James Sacré – Guy Calamusa, « Et parier que dedans se donne aussi la beauté »

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    « Le plus beau poème n’est jamais

    Que le reste de quelque chose

    **

    On ne sait trop ce que pourrait être

    Les chutes, les copeaux d’un poème,

    Des mots restés dans un brouillon, venus pourtant

    A cause d’un paysage qu’on a parcouru

    Ou pour tenir compagnie

    A des dessins qu’on t’envoie, non aboutis.

     

    Des mots dont on a pensé

    Qu’ils ne pouvaient pas

    Se constituer en poème et pourtant les voilà

    En forme de dizain pour faire semblant d’en être un

    **

    A force de vouloir être dans un brouillon d’écriture

    Plutôt que d’arriver dans un poème bien foutu

    (Oui, le mot qui convient : si grande jouissance de l’avoir écrit

    Si même dans un peu d’inquiétude)

    A force de mal dessiner exprès, et de jeter comme au hasard

    De la couleur sur un papier

     

    Si quand même voilà pas

    Un vrai poème à te proposer, lecteur

    Avec un vrai dessin qui le tient ? »

     

     

    James Sacré

    Et parier que dedans se donne aussi la beauté

    Dessins de Guy Calamusa

    Coll. Territoires

    Æncrages & Co

    http://aencrages.free.fr/rub/fiche/territoires3.htm

  • Pierre Bergounioux, Jean-Michel Marchetti, «Possibles»

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    « C’est sans discussion possible, un bois de feuillus aux troncs noueux, tourmentés, des charmes par exemple, tôt le matin, à la mi octobre. La nuit a été froide. Le brouillard masque la lisière et, par contraste, noircit tout. Il n’a pas gelé. Les feuilles ne sont pas encore tombées. Dans quelques jours seulement.

    Ce qu’on fait là reste un mystère. Rien de grave, de tragique ne nous a entraînés dans cette sombre colonnade. Si tel était le cas, on ne verrait rien. On fuirait, terrifié, ou bien on chercherait, affolé, quelqu’un ou quelque chose et on n’aurait pas une pensée pour les charmes, la brume, le déclin d’octobre.

    La peinture nous rappelle que le monde excède la vision pauvrette, l’idée simplette dont on s’accommode ordinairement. Elle nous réveille du songe étriqué que nous prenions pour la réalité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Possibles

    Peintures de Jean-Michel Marchetti

    Coll. Voix de chants

    Æncrages & Co, 2018

    http://aencrages.free.fr/rub/fiche/38.htm

  • Yang Wan li, « Le soir assis dans le studio baptisé “de l’Art de gouverner sans interférer avec le peuple” »

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    « porte fermée, je reste assis, mal à l’aise

    j’ouvre les fenêtres pour faire rentrer une légère fraîcheur

    la forêt cache le soleil

    mon fils broie de l’encre d’un émeraude lumineux

    spontanément ma main cherche mes recueils de poèmes

    je fredonne doucement plusieurs poèmes

    au début cela me réjouit

    puis soudain je ressens de la tristesse

    j’abandonne le recueil, impossible de lire plus longtemps

    je me lève et marche autour de mon siège

    les anciens avaient des griefs hauts comme une montagne

    mon cœur est tranquille comme un fleuve

    si je suis si différent d’eux,

    pourquoi me brisent-ils les entrailles à ce point ?

    mon émotion passée, je me mets à rire

    une cigale hâte le soleil couchant »

     

    Yang Wan li

    Le son de la pluie

    Poèmes choisi et traduits du chinois par

    Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1988, 2008, 2017

    http://www.moundarren.com/poeteschinois/yangwanli

  • Wislawa Szymborska, « Un chat dans un appartement vide »

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    DR

     

     

    « Mourir ! – ça ne se fait pas à un chat.

    Car, enfin, que peut-il faire, le chat

    dans un appartement vide ?

    Grimper aux murs.

    Se frotter aux meubles.

    Rien n’a changé par ici,

    et pourtant rien n’est pareil.

    Rien n’a été déplacé,

    mais rien n’est plus à sa place.

    Et le soir, la lampe reste éteinte.

     

    Des pas dans l’escalier,

    mais ce ne sont pas les bons.

    Et la main qui met du poisson dans l’assiette

    pas non plus celle qui mettait.

     

    Quelque chose ne commence plus

    à l’heure où les choses commencent.

    Quelque chose ne se passe plus

    comme les choses devraient.

    Quelqu’un était là, tout le temps,

    puis, soudain, il a disparu

    et s’obstine à ne plus être du tout.

     

    On a fouillé les armoires.

    Parcouru tous les rayons.

    Rampé sous le tapis, au cas où.

    Même violé l’interdit, et fichu

    la pagaille dans les papiers.

     

    Qu’y a-t-il à faire désormais.

    Dormir on peut, et attendre.

     

    Mais qu’il revienne seulement,

    qu’il se montre tout à coup, celui-là.

    On va lui apprendre, qu’avec

    un chat ça ne passe pas.

    On avancera vers lui

    comme si on ne voulait pas,

    très, très lentement,

    sur des pattes fières et boudeuses.

    Pas question de petits sauts, de miaous au début. »

     

    Wislawa Szymborska

    « Fin et début » – 1993

    in De la mort sans exagérer, poèmes 1957-2009

    Préface et traduction de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard, 2018

  • Pascal Quignard, « Vie secrète »

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    « Comme notre nom notre destin (ce récit qui nous a langé l’âme au point d’en entraver certaines aptitudes) est une histoire que nos partenaires colossaux (ceux qui nous ont conçus en s’étreignant au cours d’une scène où nous n’étions pas encore même si nous croyons toujours plus ou moins les avoir surpris) nous ont prêtée.

    Un jour il nous faut choisir un nom et écrire une historiette qui se sépare de l’histoire qui fut reçue et qui n’était là qu’en attente que la pensée et le langage nous vinssent.

    C’est ce que nous appelons alors notre vie.

    *

    La vie de chacun d’entre nous n’est pas une tentative d’aimer. Elle est l’unique essai. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    Gallimard, 1998

     

    Excellente année 2019 à chacun.

  • Peter Handke, « L’histoire du crayon »

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    « Au sortir de certains films je me suis, un instant, senti un héros ; après la lecture de certains livres, je sais que j’en suis un (et je sais que c’est un devoir qui m’incombe)

     

    Les acteurs japonais (chez Ozu par exemple) savent porter le deuil (sans exemple et de façon exemplaire); ils portent le deuil comme je n’ai jamais vu le faire qu’en rêve; ils sont là, les visages illuminés, et portent le deuil

     

    Grande impression de réalité – c’est-à-dire : d’être dans la réalité – à la simple vue d’un chat qui au loin, saute du haut d’un mur ou de la marque des cheveux sur la buée d’une fenêtre du train. À partit de maintenant, je connais la réponse à la question : “Qu’est-ce que la réalité ?” – la réalité, c’est le chat qui saute du haut d’un mur

     

    Écrire quelque chose dont personne ne pourra demander : “Qu’est-ce que cela veut dire ?” et qui en même temps reste tout à fait énigmatique

     

    Les lecteurs sont des gens forts : ils transmettent la lecture, ils sont ces “quelques opiniâtres”

     

    En écrivant il ne faut pas que j’en arrive à mesurer les mots les uns aux autres – le seul mot juste il me faut l’atteindre sans mots. En écrivant, seule doit parler, mot pour mot, la voix intérieure. C’est la voix du dehors, celle des oiseaux par exemple. Écoute la voix du dehors, c’est la voix intérieure »

     

    Peter Handke

    L’histoire du crayon

    Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

    Gallimard, 1987

  • Claude Margat, « Daoren. Un rêve habitable »

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    Photogramme du film Claude Margat, réalisé par les Yeux d’Izo en 2011

     

    « Nous ne sommes guère autre chose que la sensation d’un passage éphémère, un passage aussi impalpable que l’ombre et aussi rapide que la pensée. Nous-même et strictement nous-même est ce que nous devenons lorsque s’éteint la sensation du passage en nous de cette ombre spacieuse. Nous-même et strictement nous-même est le rocher au sommet duquel s’assied le mort considérant sa vie passée.

    *

    L’autre côté du monde offre la même apparence que ce côté-ci du monde. La sensation seulement diffère.

    *

    Dans le temps tout se clôt, dans l’espace tout se délie.

    *

    Il y a des moments forts dans le cycle des saisons comme le chant du coucou à midi, dans la pleine chaleur de l’été ou le bruit d’ailes des insectes qui fendent l’air et s’enfuient. Assis face au soleil mais protégé par l’ombre des buissons, tu t’étires dans l’espace matriciel, parcelle de vie négligeable prise dans le coït étouffant du ciel et de la terre. »

     

    Claude Margat

    Daoren. Un rêve habitable

    Avec des encres de l’auteur

    La Différence, 2009

     

    Claude Margat est mort le 30 novembre 2018, à Rochefort où il était né en1945.
    Poète, peintre, romancer, essayiste, c’était un de ces êtres rares qui font que la vie est moins insupportable. C'est dire s'il manque déjà.

  • Jean-Luc Godard, « Le cinéma est fait pour penser l’impensable »

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    « Je n’ai pas le sentiment de savoir inventer, mais j’ai le sentiment de savoir trouver des choses, et de les assembler. Et je ne suis pas du tout gêné de faire n’importe quel film, avec n’importe quoi. Vous me proposez un lacet de chaussures et un ver de terre, vous me proposez un budget qui est conséquent par rapport à ces deux choses, et je fais le film. J’ai toujours eu le sentiment de faire le film qu’on me demandait, c’est-à-dire, d’être très sartrien : “L’homme est ce qu’il fait qu’on fait de lui. » Les films, c’est la même chose, je n’ai jamais rêvé de faire je ne sais quoi. Les citations ne me protègent pas, ce sont des amies. Ils ont créé des choses, pourquoi ne pas les utiliser. S’il y a des arbres, pourquoi ne pas les filmer. Si c’est une rue, si ce sont des gens, il faut en faire quelque chose. Ce n’est pas à moi, mais je peux en faire quelque chose. Il y a peut-être des droits d’auteur, on doit pouvoir les toucher, pourquoi pas ? Mais si on me demande : “Est-ce que je peux prendre un extrait, est-ce que j’ai le droit ?” Je réponds : “Non seulement tu as le droit mais tu as le devoir de le faire.” Un bout de phrase vous aide à en construire un autre. Je n’ai inventé ni le verbe, ni le complément. Alors je m’en sers. C’est une merveille que d’avoir quelques jolies phrases à sa disposition, de pouvoir siffler un air de musique, qu’il soit de Mozart, ou de Gershwin, c’est une vraie merveille de penser aux gens qui les ont faits. Et je ne vais pas citer toutes les références dans le générique, parce qu’à ce moment là, ça devient autre chose, ça devient une connaissance livresque. C’est en vieillissant que je commence à avoir des idées de films à moi. Alors je me dis tant mieux. Delacroix disait aussi qu’il ne connaîtrait la peinture que lorsqu’il n’aurait plus de dents. »

     

    Jean-Luc Godard

    Entretien avec André S. Labarthe, Strasbourg le 15 décembre 1994

    In Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard (tome 2, 1984-1998)

    Édition établie par Alain Bergala

    Cahiers du cinéma, 1998

     

    Bon anniversaire JLG

  • Su Shi, « Écrit pour les adieux de Cen »

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    Portrait imaginaire de Su Shi par Zhao Mengfu

     

    « Paresse semble souvent pareille au calme,

    Mais le calme est-il l’élève de la paresse ?

    Maladresse est tout près de droiture

    Mais la droiture est-elle maladroite ?

    Vous êtes calme et droit, messire,

    Naturel et délié au gré des circonstances.

    Hélas ! moi, que fais-je encore ?

    De vous avoir connu, je tire nouvelles joies.

    Je ne vais pas contre le monde,

    Nous sommes simplement différents.

    Moins habile qu’un pigeon dans les bois,

    Plus lent qu’un poisson sous les glaces.

    La droiture parfois s’étire et se déploie,

    Le calme n’est jamais définitif.

    Et moi je souffre de ces maux

    Que ne guérissent ni aiguilles ni simples.

    Au moment du départ, étonné des alcools si légers,

    Et après les adieux, laissé seul dans les larmes.

    Nous nous reverrons un jour, c’est certain,

    Même si, j’en ai peur, la vie publique nous éloigne.

    Je m’en remets seulement au rêve des anciennes collines

    Qui vous emmènera dans ma pauvre chaumière. »

     

    Su Shi (Su Dungpo) – 1037-1101

    « La dynastie des Song du Nord »

    Traduit par Stéphane Feuillas

    In Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2015