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Un nécessaire malentendu - Page 45

  • Pascal Quignard, « Dans ce jardin qu’on aimait »

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    photogramme © cc

     

    « Ce n’est pas parce que les nuages s’en vont qu’on aperçoit la montagne.

    C’est parce qu’on aperçoit soudain la montagne tout entière dans le ciel que la pluie cesse tout à coup et que l’or du soleil vient brusquement remplir nos mains.

    Mais ce n’est pas parce que nous vivons encore que nous sommes heureux.

    Ce qui est merveilleux, c’est que dans la mort, nous nous tenions encore dans les bras l’un de l’autre. »

     

    Pascal Quignard

    Dans ce jardin qu’on aimait

    Grasset, 2017

  • Éric Poindron, « Comme un bal de fantômes »

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    DR

     

    LES JOURS RACCOURCISSENT

     

    « Même morte je reviendrai forniquer dans le monde. »

    Joyce Mansour

     

    « Baudelaire avait une obsessionnelle et sainte peur

    de ne jamais mourir

    et de connaître le désespoir suprême

    jusqu’à la nuit des temps ;

    en écho conceptuel, Jean Starobinski imagina la notion

    d’“immortalité mélancolique”,

    où quand le spleen,

    porté à son comble,

    sait ou croit savoir que la mort

    n’y changera décidément jamais rien.

     

    Il n’y a guère Isaac Bashevis Singer,

    l’écrivain qui conversait avec les fantômes,

    dit un jour à l’immense critique Edmund Wilson

    qu’il croyait en l’existence d’une forme de survie

    après la mort.

    Wilson, sceptique et définitif,

    répondit que la survie ne l’intéressait guère.

    Non, non, ça suffit comme ça, merci.

    Singer rétorqua

    définitif à son tour

    “Si une survie a été prévue, vous n’aurez pas le choix de toute façon…”

     

    La vie peut être taquine mais c’est une sacrée complice. »

     

    Éric Poindron

    Comme un bal de fantômes Camaraderie & chemins chuchotés

    Préface de Jean-Marie Gourio

    Coll. Curiosa & cœtera, Le Castor Astral, 2017

  • Hermann Broch, « Les Somnambules »

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    DR

     

    « Dans cette anxiété souveraine qui s’empare de chaque homme au sortir de l’enfance, à l’heure où le pressentiment l’envahit qu’il lui faudra marcher seul, tous ponts coupés, au rendez-vous de sa mort sans modèle, dans cette extraordinaire anxiété qu’il faut bien déjà nommer un effroi divin, l’homme cherche un compagnon afin de s’avancer avec lui, la main dans la main, vers le porche obscur, et pour peu que l’expérience lui ait appris quel délice il y a sans conteste à coucher auprès de son semblable, le voici persuadé que cette très intime union des épidermes pourra durer jusqu’au cercueil. Aussi, quelque rebutantes que soient certaines apparences, car l’on opère entre deux draps de toile grossière et mal aérés ou parce que l’on peut croire qu’une fille ne considère peut-être dans l’homme que le moyen d’assurer ses vieux jours, qu’on veuille bien ne jamais oublier que tout membre de l’humanité, même s’il a le teint jaunâtre, même s’il est anguleux et petit et marqué en haut à gauche d’un défaut de dentition, qu’un tel être, en dépit de son défaut de dentition appelle de ses cris cet amour qui doit pour l’éternité le ravir à la mort, à une peur de la mort qui redescend chaque soir avec la nuit sur la créature dormant dans la solitude, peur qui déjà la harcèle et la lèche comme le ferait une flamme à l’instant où elle se dépouille de ses vêtements ainsi que faisait alors Mlle Erna : elle ôta son corsage de velours rouge pâli, laissa tomber sa jupe de drap vert sombre et aussi son jupon. Elle retira également ses souliers ; en revanche elle garda ses bas et son jupon empesé, elle ne put même se résoudre à ouvrir son corset. Elle avait peur, mais elle dissimulait cette peur sous un sourire futé et à la lumière vacillante de la bougie posée sur la table de nuit, elle se glissa dans le lit sans davantage se dévêtir. »

     

    Hermann Broch (1er novembre 1886 – 30 mai 1951)

    Les Somnambules

    deuxième partie : « Ersch ou l’anarchie » (1931)

    Traduit de l’allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn

    Gallimard, 1956-1957, rééd. L’Imaginaire, 1990

  • Xin Qiji, « L’année “jihai” de l’ère Chunxi, je fus muté… »

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    DR

     

    Air : “Poisson attrappé”.

    L’année jihai de l’ère Chunxi, je fus muté comme commissaire de circuit du Hubei au Hunan. Lors d’une fête que je donnai avec le fonctionnaire Wang Zhengzhi dans le pavillon de la petite montagne, je composais ces paroles :

     

    Combien d’orages encore pourrais-je endurer ?

    À toute allure, le printemps s’est de nouveau enfui.

    Je chéris tellement cette saison que toujours crains les fleurs trop tôt écloses,

    Et pire encore leurs rouges pétales qui choient innombrables.

    Printemps, demeure encore un instant !

    On m’a dit que dans les herbes parfumées aux confins du ciel, tu perds le chemin du retour…

    Ah ! Pourquoi ne dis-tu rien ?

    Seule une araignée, ce me semble, s’affaire

    À tisser sa toile sous l’avant-toit peint

    Et tout le jour séduit les chatons envolés…

    Tant d’histoire autour de la Grande Porte !

    L’heureuse rencontre tant attendue encore déçue ;

    Mes yeux de papillon les ont rendus jaloux !

    J’aurai beau payer de mille onces d’or la rhapsodie de Xiangru*,

    Mon doux et long amour, à qui pourrais-je le dire ?

    Seigneur, ne danse pas !

    Ne vois-tu pas les belles, Anneau de jade, Aronde en vol** – poudres et poussières !

    Nulle souffrance plus grande que d’être oisif et seul…

    Ne va pas t’appuyer dans de hauts belvédères :

    Le soleil couchant est juste là

    Où se brise mon cœur dans ces saules embrumés ! »

     

    * Allusion à la « Rhapsodie de la Grande Porte » composée par Sima Xiangru à la demande de Dame Chen, épouse de l’empereur Wu, assignée au palais de la Grande Porte après avoir perdu ses faveurs

    **Anneau de jade et Aronde en vol : surnoms de Yang Guifei, favorite de l’empereur Xuanzong des Tang, et de Dame Zhao, épouse de l’empereur Cheng des Han antérieurs, remarquée pour ses talents de danseuse.

     

    Xin Qiji (28 mai 1140 – 1207)

    In La dynastie des Song du Sud

    Traduit du chinois par Stéphane Feuillas

    Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade/Gallimard, 2015

  • Joseph Roth, « la Toile d’araignée »

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    DR

     

    « Alors il se promena dans les rues, s’arrêta devant une vitrine et s’acheta une paire de bottes. Il lui semblait avoir grandi, comme s’il avait sous les pieds un sol nouveau, surélevé.

    Vers la fin de l’après-midi, le chant des oiseaux était émouvant et appelait la nuit ; il aborda une fille habillée en blanc. Dans le courant de la soirée, il entra dans un dancing, fut jaloux parce que la fille dansa trois fois de suite avec un monsieur de la table voisine et but un champagne acide. La fille – elle n’était pas de celles-là – réclama un bon hôtel ; Theodor dut louer deux chambres. Il lui fallut la laisser seule pendant un quart d’heure, puis il frappa à sa porte, tendit l’oreille, refrappa et ouvrit. La fille avait disparu.

    Il avait plus de chance auprès de ces jeunes femmes sans chapeau, vêtues de chemisiers tout simples et de vestes élimées, qui se contentaient d’une séance de cinéma. Il prenait garde à ce que ces petites diversions ne se transformassent pas en liens d’amitié ; par principe, il ne se rendait jamais à un rendez-vous.

    Il était content de lui, et convaincu que sa force de caractère et ses dons personnels lui avaient permis de faire en peu de temps ce quelques progrès.

    Il pensait avoir trouvé la seule activité pour laquelle il était fait. Il était fier de son talent pour l’espionnage qu’il qualifiait de “diplomatique”. Son intérêt pour les affaires criminelles grandissait. Il passait des heures entières au cinéma. Il lisait des romans policiers. »

     

    Joseph Roth

    La Toile d’araignéeDas Spinnennetz, 1923

    Traduit de l’allemand par Marie-France Charrasse

    Gallimard, 1970, rééd. L’Imaginaire/Gallimard, 2004

     

    Joseph Roth est né le 2 septembre 1894 à Brody (Galicie).

    Il est mort à Paris le 27 mai 1939.

  • Isabelle Baladine Howald, « Les états de la démolition »

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    © : cchambard

     

    « Je t’entends parler, je ne comprends pas, ta voix ne suffit pas, j’entends, tu dis que c’est une maison petite

    Le drap au-dessus, toujours essayer de dire.

    Ces minutes entières, comme sans figure, contournée,

    sans nom

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    … ne sais pas ce qui s’est éloigné

    — branches sèches, tremblements

    gestes épars sur les visages perdus —

    ne sais pas

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    …dirait la voix vieillie, et je répèterai sans comprendre.

    Il tentait de parler et n’y réussissait pas, cela encore

    aujourd’hui où peut-être il n’essaie plus.

    Comment céder, comment ne pas s’en écarter.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Les maladies, la fatigue, ce qui m’use.

    les nuits — je ne dors pas —

    le tout à fait défiguré,

    et rien pour y répondre.

    Où allons-nous (je pense : mon ange),

    ne dis rien du secret.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Je t’envoie des cahiers, des cartes postales,

    des livres.

    Je veux des baisers, de la pluie.

    Tournez-moi dans l’autre sens, que je puisse pleurer. »

     

    Isabelle Baladine Howald

    Les états de la démolition

    Encres de Suzanne Obrecht

    Jacques Brémond, 2002

     

    Isabelle Baladine Howald est née un 25 mai.
    Excellent anniversaire Isabelle.

  • Martin Buber, « Les récits hassidiques »

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    DR

     

    « Les soixante-dix langues.

     

    Rabbi Loeb, fils de Sara, le mystérieux Tsaddik itinérant, a raconté comme suit : « J’étais une fois chez le Baal-Shem pour le Sabbath. Le soir, avant le Troisième Repas, ses disciples les plus importants avaient pris place autour de la table, attendant l’arrivée du Maître. Ils disputaient ensemble de certain passage du Talmud dont ils s’apprêtaient à lui demander l’éclaircissement. Il s’agissait de la phrase qui dit : “Gabriel apprit à Joseph soixante-dix langues.” Chose incompréhensible, assuraient-ils, car chaque langue n’est-elle pas faite d’un nombre immense de mots ? Comment donc l’intelligence d’un seul homme, en une seule nuit – ainsi qu’il est dit dans le texte – saurait-elle se montrer capable de recevoir et de comprendre toutes ces langues ? Et ils convinrent, finalement, de charger Rabbi Guershom, le beau-frère du Baal-Shem, d’interroger le Maître sur ce point.

    Quand le Baal-Shem arriva et prit place au haut bout de la table, Rabbi Guershom lui posa donc la question. Et le Baal-Shem prit la parole, développant un commentaire qui semblait bien n’avoir aucun rapport avec le sujet, et où les disciples étaient incapables, en tous cas, de trouver la moindre réponse à la question qui les préoccupait. Mais voilà que se produisit tout à coup quelque chose d’inouï, tout à la fois inconcevable et sans explication possible : frappant la table au beau milieu du saint exposé, Rabbi Yaakov Yossef de Polna s’était écrié : “Le turc !” puis après un instant : “Le tartare !” et un moment après : “Le grec !” et ainsi continuait-il langue après langue, d’exclamation en exclamation. Peu à peu, ses compagnons comprirent que grâce à l’exposé du Maître, qui semblait traiter de tout autre chose, le disciple avait appris à connaître la source et l’essence de chaque langue. Car celui qui t’enseigne la source et l’essence d’une langue, c’est la langue elle-même qu’il t’a apprise. »

     

    Martin Buber

    Récits hassidiques

    Traduit de l’allemand par Armel Guerne

    Introduction traduite par Ellen Nadel Guillemin

    Éditions du Rocher, 1978, rééd. Points/Sagesse, 1996

  • Maurice Blanchot, « L’écriture du désastre »

    « ◆ Vouloir écrire, quelle absurdité : écrire, c’est la déchéance du vouloir, comme la perte du pouvoir, la chute de la cadence, le désastre encore.

     

    ◆ Ne pas écrire : la négligence, l’incurie n’y suffisent pas ; l’intensité d’un désir hors souveraineté peut-être – un rapport de submersion avec le dehors. La passivité qui permet de se tenir dans la familiarité du désastre.
    Il met toute son énergie à ne pas écrire pour que, écrivant, il écrive par défaillance, dans l’intensité de la défaillance.

     

    ◆ Le non-manifeste de l’angoisse. Angoissé, tu ne le serais pas.

     

    ◆ Le désastre, c’est ce qu’on ne peut pas accueillir, sauf comme l’imminence qui gratifie, l’attente du non-pouvoir.

     

    ◆ Que les mots cessent d’être des armes, des moyens d’action, des possibilités de salut. S’en remettre au désarroi.

    Quand écrire, ne pas écrire, c’est sans importance, alors l’écriture change – qu’elle ait lieu ou non ; c’est l’écriture du désastre. »

     

    Maurice Blanchot

    L’écriture du désastre

    Gallimard, 1980

  • W. G. Sebald, « Un rêve de valse »

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    © : Jan Peter Tripp, 1990

     

    « Le voyageur à présent

    est enfin arrivé

    à la gare-frontière

     

    Un douanier lui a

    dénoué ses lacets

    quitté ses chaussures

     

    Sur les planches rabotées

    au sol sont posés les

    bagages sans maître

    La valisette en cuir de porc

    s’est ouverte, la pauvre

    âme envolée

     

    Une pénible investigation

    attend le corps, dernière

    pièce du déménagement

     

    Va entrer le Dr Tulp

    avec son chapeau noir

    ses ustensiles de prosecteur à la main

     

    Ou bien l’enveloppe est-elle

    déjà vidée, allégée de son poids,

    flottant, tout juste guidée

    du bout des doigts vers

    le pays où l’on ne peut

    pénétrer que pieds nus ? »

     

     W. G . Sebald

    Un rêve de valse (inspiré du tableau de Jan Peter Tripp)

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    In Face à Sebald

    Collectif

    Éditions Inculte, 2011

     

    Max Sebald est né le 18 mai 1944.

    Bon anniversaire Max

  • Ossip Mandelstam, « Le Timbre égyptien »

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    © Moïsseï Nappelbaum, 1927

     

    « Les livres fondent comme des glaçons apportés dans la chambre. Tout se réduit. Toute chose me semble un livre. La différence entre un livre et un objet ? Je ne connais pas la vie : elle m’a été substituée quand j’ai appris le craquement de l’arsenic sous les dents de l’amoureuse française à chevelure noire, la petite sœur de notre orgueilleuse Anna.

    Tout se réduit. Tout fond. Et Goethe fond. Nos délais sont courts. Figée dans son fourreau glacial, la poignée glissante d’une épée exsangue et fragile refroidit la paume.
    Mais la pensée, telle l’acier tortionnaire des patins Nourmis, glissant autrefois sur la glace bleue et saupoudrée, la pensée, elle, n’est pas émoussée.

    Ainsi les patins, fixés aux bottines informes des enfants, se confondent avec des sabots américains à lacets : ce sont des lancettes de fraîcheur et de jeunesse, et les vieilles chaussures entraînant leur joyeux poids se métamorphosent en splendides restes d’écailles de dragons sans nom ni prix.

     

    C’est toujours plus difficile de feuilleter les pages d’un livre gelé, relié en forme de hache à la lueur d’une lampe à pétrole.
    Vous, réserves de bois – noires bibliothèques de la ville – nous lirons encore, nous regarderons encore. 

     

    Quelque part sur la Podiatcheskaïa se trouvait cette célèbre bibliothèque d’où, par paquets, on emportait vers les datchas des petits volumes bruns d’auteurs russes et étrangers, aux pages de soie usée et contagieuses. Des laiderons choisissaient les livres sur les étagères. À l’un – Bourget ; à un autre – Georges Ohnet ; à un autre encore – quelque chose du saint-frusquin littéraire.

    En face, il y avait un corps de pompiers aux portes hermétiquement closes et une cloche sous son chapeau de champignon.

    Certaines pages avaient une transparence de pelure d’oignon.

    Elles portaient la rougeole, la scarlatine, la petite vérole.

    Sur le dos de ces livres de villégiature, sans cesse oubliés sur la plage, s’éternisaient les pellicules dorées du sable marin : tu secouais, elles réapparaissaient toujours.

    Parfois il en tombait le minuscule sapin gothique d’une fougère aplatie et fanée, parfois une fleur nordique sans nom, transformée en momie.

    Incendies et livres – c’est très bien.

    Nous regarderons encore et nous lirons. »

     

    Ossip Mandelstam

    Le Timbre égyptien (1927)

    Traduit du russe par Christian Mouze

    Pré-texte d’Olivier Gallon

    Postface d’Odile des Fontenelles

    La Barque, 2017

    http://www.labarque.fr/

  • Isabelle Lévesque, « Voltige ! »

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    « Le livre repose-t-il à l’ombre ?

    Ces gestes exaltés, saisis, noirs ou blancs,

    retiennent-ils dans leur arrêt

    le désarroi fin des poussières

    immobiles, suspendues, revenues

    d’un rêve         qui n’existe pas

    sauf à poser sur le bras tendu

    l’image qui confond    le passé le présent ?

     

    Le rouge impossible des fleurs

    lancé vers le ciel

    avant l’orage.

     ––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Que retracer d’une malhabile survie ?

    Entre nos doigts, la gorge et son cri,

    parfum oublié d’une feuille.

    Nous la frottons, chaque partie

    contre la force d’oubli. Le murmure

    coule, petite nappe,

    la paume le recueille.

     

    Et ce mouvement reproduit : geste du feu,

    étincelle ou source. Nous gardons

    sur nos lèvres le retour du vif.

    Nous l’écrivons (dorénavant se double

    de vers inachevés).

     

    Isabelle Lévesque

    Voltige !

    Peintures de Colette Deblé

    Postface de Françoise Ascal

    L’herbe qui tremble, 2017

    https://lherbequitremble.fr/

  • Tao Yuanming, « Le retour aux champs »

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    « À l’enfant que j’étais point ne plaisait le monde

    Et mon cœur pour les monts était tout plein d’amour.

    Mon erreur m’a jeté dans les filets du siècle

    Et trente années, pas moins, se sont ainsi enfuies.

    L’oiseau tenu en cage se languit de ses bois,

    Le poisson du bassin rêve de son étang.

    J’ai défriché un champ dans les landes du sud :

    Le rustre que je suis s’en revient à la glèbe !

    Je ne possède en tout que quelques dix arpents

    Une étroite chaumière de huit ou neuf travées.

    L’arrière est ombragé d’ormes et de grands saules,

    Le devant est planté de pêchers et poiriers.

    Dans un lointain diffus s’aperçoit un village

    D’où montent alanguies des fumées paresseuses.

    Là-bas des chiens aboient au détour des ruelles,

    Les coqs lancent leur chant tout en haut des mûriers.

    Mon portail et ma cour ignorent la poussière,

    Je goûte un long loisir dans la chambre déserte.

    Je suis bien trop longtemps resté dans une cage,

    Mais je retrouve enfin toute ma liberté.

    * * *

    Je reviens grommelant, m’appuyant sur ma canne ;

    Le chemin, très pentu, contourne les fourrés.

    L’eau du ru montagnard est très pure et très claire ;

    C’est tout ce qu’il me faut pour me laver les pieds.

    Je vais tirer du vin, du vin nouveau, bien chaud,

    Je saisis un poulet, j’appelle mes voisins.

    Le soleil s’est couché et l’ombre emplit la pièce ;

    Un bon feu de broussailles nous tient lieu de lampe.

    Alors la joie s’en vient. Hélas, la nuit est brève

    Et voici que déjà un nouveau jour se lève. »

     

    Tao Yuanming – 365-427

    Le retour aux champs

    – série de cinq poèmes, ici le premier et le dernier –

    in « Les Six Dynasties et les Sui »

    traduit du chinois par François Martin

    Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2016