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Un nécessaire malentendu - Page 46

  • Armel Guerne, « Fragments »

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    DR

     

    « Nous habitons une époque, hélas ! obscurément avertie qu’elle n’a point d’avenir, où les initiatives les plus osées se risquent… jusqu’à refaire ce qui a déjà été fait, à répéter ce qui a déjà été dit dans un temps antérieur, et où ce qu’on appelle l’avant-garde est une héroïque phalange de jeunes audacieux que le courage et l’amour du scandale excitent jusqu’à recommencer des gestes qui n’étaient déjà plus, pour les académiciens d’aujourd’hui, le sujet du moindre étonnement.

    Disons-le, parce qu’il faut le dire : nous vivons une époque bègue d’esprit, où la rérépépétitition tient la place éminente. Vous me direz, mon cher lecteur, que la routine confère aux choses un fondement sérieux. N’en croyez rien, et souvenez-vous de l’école où tant de balivernes qu’il a fallu désapprendre nous ont été rérépétées et cubiquement assurées avec la méthode de l’enfoncez-vous bien ça dans la tête. Mais les têtes n’en étaient pas plus claires ni les cœurs plus profonds, nous le savons et constatons tous les jours, ne serait-ce qu’à voir se façonner sous nos yeux notre Histoire qui est assurément de toutes les histoires humaines, la plus absurdement non-humaine, celle où assurément la sagesse fait le plus totalement défaut.

    Légèreté et ignorance sont nos vertus cardinales, que vient couronner de son auréole éblouissante l’Imposture sacro-sainte et qui rallie tous les suffrages des regards si unanimement tournés vers les ténèbres extérieures que le moindre éclat d’une quelconque flammèche, le plus fumeux lumignon y sont aussitôt pris pour le plus incandescent soleil qui ait jamais voyagé par les immenses étendues de l’éternité. »

     

    Armel Guerne

    Fragments (1961-1980)

    Coll. « Vérité intérieure », dirigée par René Daillie

    Solaire-Fédérop, 1985

    http://www.federop.com/

  • Bohumil Hrabal, « Poldi la belle »

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    DR

    […]

    « En cette aube sagace

    où les vieillards se raclent à fond la gorge

    et où les vieilles soufflent sur leurs paumes

    pour s’assurer à l’odeur qu’elles sont encore,

    en cette aube suave de printemps

    où les premiers lilas crachent le sang,

    en cette aube d’œufs

    où les lampes à gaz battent les blancs en lumière,

    en cette aube j’irai avec les amis m’enterrer.

    D’abord j’achèterai un petit cercueil blanc

    avec du papier crépon blanc

    où, sur un tout petit édredon blanc de papier crépon,

    sera posé mon blanc sourire vu de l’autre côté,

    grimace ensevelie de copeaux de fleurs

    et je me porterai moi-même dans mes bras

    et les amis me suivront en cortège

    avec les lunes argentées des pelles,

    et nous irons là-haut, au dessus de Poldi la belle*

    et, avec une pioche de nickel, nous entrouvrirons la serrure de la terre

    et, le long d’une sangle violette, descendront

    mon raboteux baiser à l’éternité,

    ma peur vive

    qui est tout ce que j’ai, en quoi j’espère,

    ce que je signifie, en quoi je crois,

    parce que si je n’avais pas peur,

    dès maintenant j’enfilerais mes plus beaux vêtements,

    préparerais un banquet sur toutes les tables,

    entourerais ma petite tête de linges

    et souriant

    me ferais éclater la cervelle.

    Seulement j’ai peur,

    voilà le hic, j’ai peur,

    parce que j’aime

    la vie. »

    […]

     

    * L’enseigne des aciéries Poldi de la ville de Kladno est constituée d’un ovale au sein duquel se trouve le profil d’une tête de femme, surmonté d’une étoile à cinq bras symbolisant l’exportation dans les cinq continents. La femme en question serait Leopoldina, épouse de Carl Wittgenstein, un des fondateurs des aciéries, en 1889 : les aciéries Poldi Hütte furent nommées Poldi en son honneur. (ndt)

    Bohumil Hrabal

    La grande vie – Poèmes 1949-1952

    Traduit du tchèque par Jean-Gaspard Pálenícek

    Fissile, 2017

    http://www.fissile-editions.net/

  • Patrick Varetz, « Petite vie »

    patrick varetz,petite vie,pol

    DR

     

    « Écrire relève du cauchemar, puisqu’il nous faut sans cesse retourner au point de départ, lui pour se racler le crâne, et moi – serrant les doigts et les dents – pour retranscrire des phrases que je connais par cœur. Les mot, à force d’être répétés, acquièrent des sonorités fantasques, pour ne rien dire d’une opacité inquiétante qui achève de les désunir. Daniel, mon pauvre père, remue les lèvres sans parvenir à rassembler ses esprits, pointant du doigt – dès qu’il le peut – mon manque d’attention. Il a beau aligner les propositions les unes derrière les autres, tout cela ne tient pas. Le souffle qui traditionnellement lui manque, à chaque effort ou irritation soudaine, lui fait également défaut en matière de style. Proprement désorienté, il est incapable de se projeter au-delà de la dernière syllabe qu’il vient de prononcer. Le vocabulaire inoffensif, qu’il se contraint pour cette fois à employer, ne possède pas – il le déplore – la vigueur de l’invective dont il est coutumier. À défaut de me laisser recopier en l’état la dernière version à laquelle nous venons d’aboutir, il lui faut retravailler – jusqu’à l’obsession – la chute dont il entend parachever notre chef-d’œuvre. Régulièrement, j’interroge la minuscule horloge en formica, accrochée au-dessus de ma tête, priant pour que le temps ait secrètement précipité la rotation de ses aiguilles. Violette, ma mère – la cigarette au bec –, se résout enfin à poser deux assiettes vides sur un coin de table, mais il n’entre pas dans les vues de mon père de nous accorder la poindre pause. Impuissant à trouver le repos, il avale son vin débout, et – en tirant lui aussi sur une Gauloise – s’empresse de se resservir. La bouche noircie, le visage exsangue, il paraît brûler d’une rage froide qui exclut toute forme de compromission. »

     

    Patrick Varetz

    Petite vie

    P.O.L, 2015

  • Antoine Emaz, « En deçà »

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    © : Régis Nardoux

    Pâle

    « au bout du jour

    il n’est pas grand-chose à quoi

    peuvent s’accrocher les doigts

    dans un silence de chair remuée

    vive

     

    le plus souvent on s’est tenu

    à la surface des gens ou des choses

    avec en dedans

    un grand désir

    muet

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    les êtres s’échappent

     

    d’autres amis remplacent les morts

     

    on est toujours là

    peut-être un peu plus lourd de souvenirs

    pour personne

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    hommes sans cesse

    très vite disparaissant

    dans la terre sans livres

     

    tant de terre et tant d’hommes

    remués

    si longtemps

    sans faire d’histoire

    décisive

     

    on ne crie plus guère

     

    on veille parmi les livres

    lorsque les mains sont vides 

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    l’élargissement viendra

    du dedans

    s’il doit venir

     

    pour l’heure

    on aménage l’espace restreint

    et sous les livres

    on arrive à ne plus voir les murs

     

    ainsi

    à l’étroit dans ce qui est possible

    on est

    débout

    encore

     

    on dure »

    Antoine Emaz

    Poème d'une énergie contenue in En deçà

    Fourbis, 1990

  • Rahel Hutmacher, « Fille »

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    © : Mara Meier

     

    COURSE DE VITESSE

     

    Voici ma fille qui arrive, s’arrête devant mon portail et appelle ; j’ouvre donc le portail et lui souhaite la bienvenue. Elle vient chercher ce que j’ai accumulé. Elle vient avec des carrioles et des bateaux.

    Elle dit : C’est donc ici que tu t’es cachée. Cette fois j’ai mis longtemps à te trouver. Mais je ne t’ai pas oubliée. Je n’ai pas renoncé à chercher, et maintenant je t’ai trouvée.

    Ma fille emporte ce que j’ai accumulé, cela ne m’appartient plus. Cela ne m’a jamais appartenu. Quand je suis arrivée ici et que je me suis aperçue qu’elle avait perdu ma trace, j’ai attendu qu’elle me trouve ; vienne me rappeler ma promesse : que rien ne m’appartient, que je ne possède rien. Mais elle n’est pas venue.

    J’habitais ici en paix ; personne ne me donnait d’ordres, personne ne me disait : Donne donne. Je me suis construit un mur autour de cette maison, comme je l’avais appris auprès de l’ourse ; et un portail dans le mur, que je fermais chaque soir, comme je l’avais appris auprès de l’ourse. J’ai mis des choses dans ma maison ; personne n’est venu me les prendre. Je commençais à habiter ; plantais de petits plantes et semais des graines. Grâce aux formules que j’avais apprises auprès de l’ourse, mes arbustes ont poussé vite. Les graines ont donné un jardin, qui fleurissait en été. Personne ne perturbait mon sommeil.

    Un jour quelqu’un m’a demandé à qui appartenait ce beau jardin, cette belle maison. À moi, dis-je sans hésiter.

    Maintenant ma fille me lève les fleurs de mon jardin, m’emporte mes arbustes et la table ; est assise sur mes chaises, mange tout ce qu’il y a dans mes placards. Tu as oublié ta promesse, me dit-elle la bouche pleine. Mais je ne l’ai pas oubliée.

    Elle charge ses bateaux, jusqu’à ce qu’ils enfoncent dans l’eau, des choses qui m’ont appartenu toutes ces années ; qui ne m’ont absolument jamais appartenu. Maintenant elles sont sur son bateau, mon lit, mon armoire, ma table, et paraissent petites et étrangères.

    Tu m’appartiens, dit ma fille et mange toutes les provisions que j’ai portées dans la cave pour l’hiver. Tout ici m’appartient dit-elle et palpe mes vêtements moelleux ; tu l’as promis.

    Je lui porte les tapis sur le bateau. Je ne contredis pas, je ne me défends pas. Comment le devrais-je, comment le pourrais-je, elle a raison.

    La nuit cependant, quand elle dort dans mes coussins, rassasiée de mes provisions et bercée par mon silence accommodant. La nuit je m’en vais. Une fois de plus je laisse tout, une fois de plus je n’emporte rien, car rien ne m’appartient : je lui ai promis. Je m’en vais ; dis la formule pour la vitesse, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse, et cours toute la nuit. Quand ma fille s’éveille le matin et m’appelle, une fois de plus je suis introuvable.

    Je dis la formule pour la pluie, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse ; il se met à pleuvoir, cela efface ma trace. Je cours ; comme la dernière fois, l’avant-dernière fois et toutes les fois précédentes où je lui ai laissé tout ce que j’avais amassé, et m’étais enfuie la nuit en douce, je me sens joyeuse et légère. »

     

    Rahel Hutmacher

    Fille

    Traduit de l’allemand (Suisse) par Fernand Cambon

    Collection Merveilleux (les contemporain) n° 43

    Corti, 2010

  • Claude Simon, « Le Cheval »

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    Claude Simon, 31e Dragons, Luneville, 1935

     

    « J’essayai de chanter. Je me mis à brailler à tue-tête. Mais personne ne continua. Pourtant il fallait absolument faire quelque chose. Je tâchai alors pour moi tout seul (et en réalité cela n’avait jamais été que pour moi tout seul mais j’avais espéré que les autres m’aideraient) de chanter quelque chose au-dedans de moi. J’essayai de retrouver le début du Sixième Brandebourgeois, cette espèce d’explosion baroque, nasillarde, cette chose caustique où de gras barons allemands à perruques Louis XIV semblent dialoguer, argumenter, tonitruants, aigres, moqueurs, inspirés, à travers une sorte d’architecture mathématique tellement précise que la joie éclate, se développe, se déchaîne selon les lois de cette algèbre mystérieuse qui préside à l’organisation des bourgeons, des conques marines et des cristaux. “Mais ils n’avaient pas encore inventé Wagner, pensais-je, ni Wagner ni son gros porc de copain d’Hitler. Il est vrai que nous avons bien inventé la Patrie en Danger, la Conscription Obligatoire, et avec ça empoisonné toute l’Europe pendant une bonne vingtaine d’années, et après l’Europe les nègres, et après les nègres les jaunes, et à la fin tout de même préféré à tout ça la pêche à la ligne. Alors peut-être un jour se remettront-ils à laisser de nouveau pousser leurs ventres et à souffler en mesure dans des clarinettes. Certainement il n’est pas défendu de l’espérer. Il y a à vrai dire assez peu de chances pour que d’ici longtemps personne dans ce vieux monde qui se met à tourner de plus en plus vite n’ait le temps de laisser pousser son ventre et c’est une idée parfaitement idiote, mais enfin il n’y a pas de mal à espérer voir ça un jour…” – “À condition que tu sois encore en vie ce jour-là, pensais-je aussi. À condition qu’aucun des types en face, qu’aucun obus, ou même pas un obus : un éclat, ou même pas un éclat : un simple petit bout de plomb de rien du tout…” Et de nouveau j’essayai de me représenter l’effet que pouvait faire une balle qui vous traversait la poitrine, ou le ventre, ou encore la mâchoire, ou encore… Mais ce n’était vraiment pas drôle et mieux valait essayer de penser à autre chose. Aux flûtistes brandebourgeois par exemple. Aux principicules allemands et à leurs kapellmeisters. Aux ducs et aux gras margraves hautboïstes ou passionnés de viole de gambe et dont les arrières-petits-fils en ce moment même… Car, au fait, le Sixième Brandebourgeois, ça devait sans aucun doute être aussi le nom d’un régiment. Un régiment et un concerto. Le concerto ramenait au régiment et le régiment aux petits bouts de plomb. Décidément il n’y avait pas moyens d’en sortir. Une question particulièrement tracassante c’était de savoir si je serais lâche ou courageux. Mais cela non plus ce n’était pas un genre de problème très drôle à remuer dans sa tête, dans le noir le plus complet, sous la pluie, vers les trois heures du matin, à cheval sur un cagneux fourbu, et fourbu soi-même… Non, ce n’était pas drôle. Seulement, il n’y a pas tellement de choses drôles à quoi un homme peut penser dans ces moments-là, et alors je décidai de me mettre à ne plus penser, à ne plus être (puisque je ne pouvais plus me permettre d’avoir un passé et encore moins de m’imaginer un avenir) que le présent : un cavalier dans la nuit, un soldat, c’est-à-dire rien, rien du tout, moins que rien dans cette immensité humide et nocturne où au même moment et un peu partout en Europe nous étions des milliers ou plutôt des dizaines de milliers, des centaines de milliers, des millions à n’être rien, à ne pas plus compter que des grains de sable ou tout au plus des pions dont la perte, la mort, puisqu’en définitive nous n’étions là que pour tuer et être tués, n’allait même pas compter en tant que mort, chair martyrisée, souffrances et larmes, mais plus simplement, et somme toute plus rationnellement dans la vaste et prolifique nature, en tant (et cela seulement à partir d’un certain nombre, et d’un nombre suffisamment élevé) que modifications aux tableaux des effectifs. »

     

    Claude Simon

    Le Cheval

    Postface de Mireille Calle-Gruber

    Cahier de photographies et fac simile du manuscrit

    Le chemin de fer, 2016

    1ère édition in « Les lettres Nouvelles », 1938

    http://www.chemindefer.org/

     

  • Emmanuel Hocquard, « Ma vie privée »

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    DR

     

    « 18. Quand j’étais petit, je recopiais des livres entiers ou des passages entiers de livres que j’envoyais à mon amie. J’aurais pu lui envoyer les livres, mais je lui envoyais des copies, écrites de ma main, des livres que j’aimais. Si je lui avais envoyé les livres, je lui aurais envoyé de la littérature. Telle ne devait pas être mon intention. Mon intention devait être de lui dire que je l’aimais en lui envoyant, copiés de ma main, des livres ou des passages de livres que j’aimais. En lui adressant des copies je lui adressais de la littéralité.

     

    19. Très importante, à mes yeux, la littéralité. Je prends le mot littéralement, c’est-à-dire à la lettre. Par définition, la littéralité ne peut concerner ce qui relève, à la lettre, du langage, oral ou écrit, quelle que soit par ailleurs la valeur de vérité de l’énoncé. Ce qui exclut des propositions telles que : “Édouard était littéralement fou” ou “Ça m’est littéralement arrivé. Littéralement signifie ici quelque chose comme vraiment.

     

    20. Il s’ensuit que, si on parle de littéralité, celle-ci ne peut porter que sur une proposition déjà formulée, oralement ou par écrit. Autrement dit, il ne peut être question de littéralité qu’à l’occasion de la répétition de la proposition, dans un contexte de surdité, d’interrogation ou d’incertitude. Dans un contexte ténébreux. Ou avec une intention ludique. Les enfants jouent à répéter.
    Exemple. Olivier dit à Emmanuel : la robe de Pascalle est rouge. Emmanuel, qui n’a pas entendu, ou qui n’est pas certain d’avoir bien saisi ce qu’Olivier a dit ou qui s’étonne parce qu’il a vu que la robe de Pascalle est verte, se tourne vers Pierre qui lui répète ce qu’a dit Olivier : la robe de Pascalle est rouge.
    Nous sommes ici devant un type particulier de représentation. Non la représentation d’une observation première portant sur la couleur réelle de la robe de Pascalle, mais la re-présentation de l’énoncé de l’observation en question. Peu importe que la robe de Pascalle (de la première proposition : la robe de Pascalle est rouge) soit réellement rouge. Ce qui compte est que la seconde proposition : la robe de Pascalle est rouge, soit, littéralement, la même que la première. C’est cette sorte de tautologie que produit la littéralité. Et comme = est impossible, la robe de Pascalle est rouge dit autre chose que la robe de Pascalle est rouge. Tout est clair ?

     

    21. Ce que j’écris relève de cet écart. »

     

    Emmanuel Hocquard

    Ma vie privée

    Revue de littérature générale n°1, 1995

    repris in Ma Haie – Un privé à Tanger 2

    P.O.L, 2001

     

    Bon anniversaire Emmanuel.

  • Robert Walser, « L’Enfant du bonheur »

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    L’amie

     

    « Un petit livre que j’ai en quelque sorte savouré récemment porte ce titre sentimental : Quand on aime on pardonne. Comme le petit ouvrage me paraissait écrit avec brio, je lui ai porté une certaine attention. Le contenu révèle qu’il se passe dans une grande ville populeuse. On le croit volontiers. D’entre deux femmes, la première se trouve dans son logis confortable et accueillant. Elle a, comme il se doit, un époux, et elle le considère comme un bijou parfait, tant il lui semble fidèle et distingué. Il gagne facilement beaucoup d’argent grâce à son zèle et son intelligence, et il est en même temps aussi économe qu’on peut le souhaiter. Deux marmots, qui ne vont même pas encore à l’école, incarnent une vitalité de la plus belle espèce. La petite bonne femme a de bonnes raisons de se croire heureuse. Mais voilà qu’on sonne. Qui cela peut-il bien être ? Qui s’annonce chez elle ? Elle va ouvrir, c’est-à-dire que non, elle ne le fait pas elle-même, sa bonne s’en occupe. Entre alors son amie de jeunesse, l’air d’une créature entièrement écrasée par la vie, elle raconte que ses pas ont été accompagnés de malheur. Qu’elle était mariée avec un homme peut-être par trop intéressant, qui l’a trompée, qu’elle l’a quitté pour toujours et cherche à présent quelque emploi convenable. “Reste pour l’instant tranquillement chez nous, tu seras une amie pour mes enfants, pour moi et pour mon excellent mari”, pria la gentille, apparemment touchée par le récit de la méchante. La gentille avait peut-être plus de chance qu’elle n’était gentille, et la méchante avait eu à souffrir plus de malheur qu’elle n’était méchante. La gentille était jolie, mais la méchante était repoussante et en même temps, fascinante. L’époux commença par trouver la fascinante ennuyeuse. Petit à petit, cependant, il en tomba amoureux, à tous égards. Y avait-il là de la méchanceté de la part de la méchante ? Je ne veux pas creuser cela. Il ne fallut pas longtemps pour qu’il tombât à genoux devant elle. Quel succès, pour celle qui tout d’abord, avait été pour ainsi dire méprisée, ou regardée avec condescendance ! Elle sourit triomphalement et lui dit : “Tu me méprisais, et maintenant, tu ne te connais plus tant ma personne t’inspire de respect.” Sur ces mots, elle lui tendit sa longue main qu’il baisa un nombre incalculable de fois. En même temps, elle obtint une place lucrative auprès d’un veuf qui souhaita la prendre pour femme. Le mari de la gentille le désirait également. Celle qui avait été écrasée avait de nombreuses raisons d’envisager son avenir avec insouciance. La serviable et gentille se vit lamentablement abandonnée, mais au bout de quelque temps, le brave petit mari repenti revint à elle dans une posture suppliante. Il avait été planté là par la méchante, rapporta-t-il. Il avait l’air brisé. “Pourras-tu encore m’aimer ?” demanda-t-il anxieusement. Elle voulut tout d’abord répondre : “Oh oui.” Mais l’émotion l’empêchait de prononcer un seul mot. Pour ne pas devoir parler, elle se jeta au cou du repenti. Dans sa belle âme, le ravissement batifolait comme une bande d’enfants dans le jardin.

    11.7.1931 »

     

    Robert Walser

    L’Enfant du bonheur et autres proses pour Berlin

    Traduit de l’allemand par Marion Graf

    Postface de Peter Utz

    Zoé, 2015

    http://www.editionszoe.ch/

  • Vladislav Otrochenko « Apologie du mensonge gratuit »

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    DR

     

    « Venise, ville de pierre, ville humide d’où l’on ne voit pas les montagnes et qui n’a rien du “petit bourg isolé” enchâssé dans le grandiose tableau de la nature et dont la poignée d’habitants ne se fait pas remarquer (tel est à peu près l’idéal de Nietzsche), Venise n’aurait pas dû, semble-t-il, attirer Nietzsche hors de sa Suisse bien-aimée. D’ailleurs, l’Italie elle-même ne l’en fit sortir qu’avec peine. Au début il n’y jeta que de brefs et prudents coups d’œil. En août 1872 il s’établit, à l’essai, à Bergame, et ne descendit pas plus au sud, parce qu’il craignait de s’éloigner des montagnes, de l’air des montagnes, des lacs des montagnes et des paysages alpins. Il quitta Bergame au bout de quelques jours – il s’enfuit à Splügen, un village suisse sur une route de montagne, et écrivit de là-bas au baron Carl von Gersdorff qu’il se sentait “tout à fait satisfait du choix de son séjour”.

    Plus tard, errant à la recherche d’un endroit, il alla quand même plus au sud, s’enfonçant dans les profondeurs de l’Italie. Mais il ne se hâta pas d’aller visiter la ville fameuse, sur les îles de sa lagune. N’importe lequel de ses voyages vers le sud (à Rome, Naples, Sorrente) exigeait toujours, immédiatement après, un voyage vers le nord, dans les villes et villages alprestres… C’est Peter Gast qui l’invita à Venise ; c’était un admirateur et un ami dévoué, il s’adonnait à la composition musicale et avait une imagination active (quand Nietzsche perdit la raison, il eut plus souvent que d’autres l’impression qu’il faisait semblant d’être fou). Résidant à Venise, Gast avait invité Nietzsche maintes fois et avec insistance, mais ce dernier, sous divers prétextes – surtout parce qu’il craignait pour sa santé – refusait de faire le voyage. Finalement, Gast vint lui-même chercher Nietzsche sur les bords du lac de Garde, à Riva, et l’amena à Venise. Cela se passa en mars 1880. Il pleuvait à verse. Gast était horrifié. Il connaissait très bien l’influence catastrophique que pouvait avoir le mauvais temps sur Nietzsche, surtout dans une ville telle que Venise d’où sont absents les tableaux apaisants de la nature, où il n’y a que les eaux mortes de la lagune déversées dans les canaux. Mais il y eut un miracle. Ni la pluie, ni l’humidité, ni l’odeur de vase de la lagune, ni les rues étroites et noyées d’ombre – rien ne put éteindre l’enthousiasme que Venise inspira à Nietzsche.

    Cet enthousiasme ne fut pas passager. Venise, où Nietzsche fit de nombreux séjours, l’attirait et le frappait tellement qu’il parlait de son coup de foudre avec la même constance que mettait Gogol à porter aux nues sa ville bienheureuse : Rome. Jusqu’à la fin de sa vie consciente, Nietzsche affirma que Venise était la seule ville qu’il pouvait supporter, la seule ville où il était heureux et où il se sentait toujours “bien et content”… Pourquoi ?

    Répondre à cette question en disant quelque chose comme “Venise est sans conteste une ville magnifique”, c’est impossible. Pour Nietzsche, des “villes magnifiques sans conteste” (sans la multitude de toutes les conditions possibles et impossibles), ça n’existait pas.

    Derrière ce miracle, il y avait quelque chose de vraiment miraculeux. La structure de Venise correspondait exactement à la structure mentale de Nietzsche. »

     

    Vladislav Otrochenko

    Apologie du mensonge gratuit

    Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton

    Collection « Slovo », Verdier, 2016

  • François Bon, « Fictions du corps »

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    © : Philippe Cognée

     

    notes sur celui qui composait ce livre

     

    « Parmi ceux qui composaient les livres, celui-ci avait considération : il était parti du principe qu’en prenant le premier mot du premier livre, le deuxième mot du deuxième livre, le troisième mot du suivant et ainsi de suite, il aurait composé un livre qui serait le livre des livres. Il démontrait aussi volontiers, sur un tableau qu’il remplissait de chiffres et d’exemples, qu’à certain moment déterminé le mot qu’il aurait à ajouter dans son livre serait le mot qu’il était en train d’écrire dans son livre même, et qu’à ce moment précis son livre serait achevé et complet. Il prétendait que ce livre, relié par un mot à chacun des livres existants, serait une somme non pas qui les contiendrait tous, mais serait le corps de leurs corps. Que ce livre était important à construire pour une trace de civilisation que nous constituions encore (ce qui se raréfiait, pourtant, avec le nombre des hommes qu’elle comptait – nous le savions). On ne s’attardait pas à le contredire, ou vérifier même le bien-fondé de son hypothèse. On laissait à sa porte un peu de nourriture, on le saluait si on l’apercevait, et cela lui suffisait. Les livres ne gênaient personne, désormais. »

     

    François Bon

    Fictions du corps

    Dessins de Philippe Cognée

    Lecture de Jérémy Liron

    L’Atelier contemporain, 2016

    http://editionslateliercontemporain.net/

  • Wolfgang Hermann, « Adieu sans fin »

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    DR

     

    « Il émanait du jardin une lumière singulière, comme si chaque feuille brillait de l’intérieur. À la cime des arbres, parmi les buissons, s’ouvraient des espaces intermédiaires qui étaient demeurés cachés pendant l’été. Il régnait alentour une lenteur, un flottement, comme si tout ce qui était vivant prenait conscience de sa faiblesse. Une fois que la lumière d’été s’était brisée, elle ne revenait plus. Elle montait, s’élevait toujours plus haut, resplendissait une fois encore de toute la force des feux du Grand Nord, puis elle se retirait de la terre et cédait la place à la grisaille de novembre. Dans la lumière d’’automne, les choses se ternissaient, leurs contours s’estompaient, elles se préparaient à un long exil intérieur qui vivrait un temps encore du souvenir de la lumière d’été.

    Les gens avaient une démarche changée, elle était plus prudente, en quelque sorte moins spontanée. Comme si leurs corps en savaient plus long qu’eux-mêmes.

     

    La lumière déclinante feutrait également la vie en moi. Lors des toutes premières semaines, avant que je me fasse à l’avancée de l’hiver, je fus en proie à un grand désarroi, je ne savais trop vers quoi me tourner, que faire pour ne pas me perdre de vue. Mais les jours gris-noir de novembre surent réveiller la joie enfantine que suscitaient en moi les crépuscules précoces d’hiver.

     

    C’était avant que le temps ne meure. Ce fut comme la chute d’une feuille, à ceci près que ni la feuille ni l’espace dans lequel elle chutait n’avaient d’existence.

    Ce qui flétrissait en moi, c’était la vie. »

     

    Wolfgang Hermann

    Adieu sans fin

    Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay

    Collection « Der Doppelgänger », dirigée par Jean-Yves Masson

    Verdier, 2017

  • Juliette Mézenc, « Laissez-passer »

    juliette mézenc,laissez-passer,l'attente

    DR

     

    « &

     

    je m’applique à être

     

    c’est pas donné à tout le monde

    à certains oui, c’est donné, c’est ce qui paraît en tous cas

    c’est naturel pour eux

    Ils SONT.

    ils sont ils sont et puis voilà

    j’ai toujours trouvé ça injuste

    parce que pour moi c’est pas la même : il faut sans cesse que je m’applique à la vie

    je m’applique à la vie par toute une série d’exercices

    et même comme ça, en m’appliquant très fort, je n’y arrive pas, pas toujours, et même : plus je m’applique plus elle me fuit, la vie, j’ai l’impression

    mais comment faire

    parce que parfois ça marche

    des fois, je réussis à réduire l’espèce de no man’s land qui me sépare de la réalité, je franchis tout l’espace d’un bond d’un seul

    des fois, je fais partie c’est une joie

     

    mais c’est tout un travail pour moi

    et je vois bien que c’est plus de boulot pour certains que pour d’autres

    y en a ils sont et puis voilà

    et puis y en a d’autres

     

    un jour qui a duré des mois et des mois, et je me suis retrouvé coupé, complètement séparé de

    j’ai retrouvé ça, cette sensation-là, dans un jeu vidéo hier, j’avançais dans la map et puis d’un coup : blanc ! rien que du blanc et moi perdu là au milieu sans plus aucun repère dans cette immensité blanche et lumineuse, sans aucune aspérité, le vide le plus pur

    et rien qui te raccroche à rien

    juste la voix du médecin qui avait prononcé des mots “perte des notions de l’espace et du temps”

    il y avait donc un nom pour ça

    nommer c’est déjà ça

    une main courante

     

    c’est juste après que j’ai commencé à écrire »

     

     

    Juliette Mézenc

    Laissez-passer

    L’Attente, 2016

    http://editionsdelattente.com/