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Un nécessaire malentendu - Page 52

  • Françoise Ascal, « Le fil de l’oubli »

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    « “Maison à vendre”. Une pancarte est accrochée au-dessus des portes de la grange.

     

    Le toit fuit.

    L’eau goutte, imbibe plafonds et planchers.

    La véranda n’a plus de vitres.

    Les murs se lézardent.

    Le salpêtre monte.

     

    Maison qui retourne à la terre.

    Qui dit l’étable et la paille originelle.

     

    On ouvre une dernière boîte. On répand sur la table son trésor de pacotille. On fouille à deux mains dans ce bric à brac. Boutons de nacre de bois de cuivre, épingles à cheveux, attaches de jarretelle en caoutchouc rose durci, boutons de manchettes dépareillés, briquets à essence hors d’usage, stylo laqué dans capuchon, plumes d’or ébréchées, fèves rescapées d’anciennes épiphanies, glands de rideaux, dés à coudre, Jésus de porcelaine, éclats de miroir, médailles d’argent, médailles d’étain rapportées de pèlerinages à Notre-Dame-du-Haut. On brasse encore et encore du temps solidifié.

     

    On a tout de suite remarqué l’enveloppe de papier bistre fermée par un ruban, contenant cinq cartes postales qui portent la mention “Franchise militaire”. Mais pour l’heure on cherche autre chose. L’objet manquant déposé au creux de la mémoire. Obsédant. Intercesseur de l’invisible.

     

    C’est un canif de fer-blanc. Le manche a la forme d’un soldat au garde-à-vous, droit dans son uniforme d’apparat. Humour macabre ou signe de l’inéluctable, la lame, en se repliant, coupe son corps en deux.

     

    On songe à celui qui le glissait dans sa poche du temps de sa jeunesse.

    On l’imagine, penché sur la meule de grès rose, attentif à parfaire le tranchant de la lame.

    On l’aperçoit, au bord de l’étang coupant des roseaux pour tresser une barque de rêve.

    On ne connaîtra pas son visage. On ne saura rien de ses yeux, de son sourire.

    Personne ne l’a revu manier la faux dans les prés pentus qui mènent à la rivière.

     

    Figure de l’ombre retournée à la nuit, comme des milliers, qui ont quitté leur village, leur ferme, leur verger, pour ne plus revenir et n’ont survécu à leur mort que le temps bref des battements de cœur de ceux et celles qui les ont veillés sous la clôture des habits noirs.

     

    Puisse chacun, chacune, avoir laissé quelque objet familier qui, passant de main en main, fera résonner leur être singulier.

    Écho de ce qu’ils furent.

    Coquillage au creux de l’oreille des vivants pour prolonger leur murmure. »

     

    Françoise Ascal

    Noir-racine, précédé de Le fil de l’oubli

    Monotypes de Marie Alloy

    Al Manar, 2015

    http://www.editmanar.com/

  • Jean-Christophe Bailly/Éric Poitevin, « Le puits des oiseaux »

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    © éric poitevin

     

    « […] cette chute que l’on voit, c’est sa répétition infiniment recommencée qui s’espace d’image en image d’une photographie à une autre, ce qui revient à dire que chacune de ces images est comme un tombeau léger, comme une feuille légèrement posée sur la mort. Cette chute n’est pas absolu, n’est pas une essence – c’est celle, à chaque fois, d’un être qui, vivant, fut la vie même, et dont la vie, ainsi, nous est renvoyée. La vie, c’est-à-dire aussi, dans son rayonnement, le pays dans lequel l’oiseau vivait, le territoire d’air et de brindilles, de terres lourdes et de soirs distendus où il avait fait son nid. Dans la conception chinoise de l’émotion musicale, la qualité la plus grande est atteinte lorsque justement le son commence à s’en aller – c’est au moment où elle s’évanouit que peut-être perçue dans sa plénitude l’exacte résonance du timbre. Les oiseaux morts, ici, sont les sons disparaissant du pays qui les porta ou qui les vit passer. Et ce n’est pas seulement qu’il y ait une solidarité native entre les lignes de crête des collines et les trajectoires des envols, ou entre les plus fines matériologies du sol et les enchevêtrements des ramures et le jeu, en eux, sur eux, du soleil et de l’ombre, c’est aussi que, sous la portée des ailes et selon leur idée, c’est tout le pays survolé qui revient. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Le puits des oiseaux – nature morte

    pour des photographies d’Éric Poitevin

    Seuil / Fiction & Cie, 2016

    la série de photographies présentée dans ce livre est l’objet d’une exposition organisée par le centre d’art Vent des Forêts dans la nef de l’ancienne église fortifiée à Dugny-sur-Meuse, durant le mois de juillet 2016

    http://ventdesforets.org/oeuvre/le-puits-des-oiseaux/

  • Tarjei Vesaas, « Vie auprès du courant »

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    « Le Chemin

     

    Les traces ne paraissent pas.

    N’estampillent pas les flaques de boue,

    les fondrières.

    Le pied a été léger.

    Mais celui qui est arrivé connaît le chemin.

    Sait l’encoche essentielle

    où placer le pied.

    Arrive au sommet de la colline et contemple heureux

    le chemin plus loin devant.

    S’allonge sur le coteau pour se reposer

    et attend de la compagnie.

    Les voilà qui se présentent, tels d’aimables conseillers,

    ceux qui ont déjà pris leur forme.

    Il nous semble pouvoir leur parler de

    nos affaires les plus secrètes,

    tout en taillant une baguette

    avec un petit canif.

    Nous sommes tous rassemblés. Personne ne le sait

    ni ne le saura.

    Nous taillons de baguettes et les plantons dans la terre

    et parlons jusqu’au coucher du soleil.

     

    Après, alors que le crépuscule descend sur nous,

    nous en savons davantage :

    Il nous faut marcher dans le noir,

    en grands virages et lacets.

    Nous ne disons plus un mot.

    Si nous parlions, le chemin sombrerait.

    Mais arriver, personne n’ose le mentionner.

    Cela doit se produire sur le vaste site

    où des bassins limpides confluent

    des quatre vents,

    et fusionnent

    en immenses espaces transparents

    sans le savoir, sans le vouloir.

    On est alors arrivé

    et l’on n’est plus. »

     

    Tarjei Vesaas

    Vie auprès du courant – 1970

    Traduit du nynorsk par Céline Romand-Monnier

    avec la complicité de Guri Vesaas & Olivier Gallon

    bilingue

    postface d'Olivier Gallon

    La Barque, 2016

  • Jacques Roman, « Proférations »

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    © : dcollin

    « Le 19. 1. 1991 échoué

     

    … veilleur ne criera pas éveillé échoué immobile boule dans la gorge en janvier œil sur la mort drapée d’étoiles et de galons aux quatre points cardinaux oubliés n’écrira pas sur les murs du vieux monde sa honte portée devant vous échoué à l’heure qu’il est ce soir il tourne en rond tandis qu’on lui arrache la bonté prie que soit donné à l’enfant pitié des années et des années d’oreille lui échoué muet sans rôle ici ne blâmez pas son espoir en vous l’être a fait son feu consolation par tous les pores de la peau entendez veilleur ne criera pas échoué n’écrira pas éveillé échoué en janvier parmi les miettes éparpillées de la joie qui nous fut ciel ici supplie brûlez ces mots toute la fausse monnaie afin que ne tombent et sa vie et la vôtre en été tous sens à l’abîme échoués la boule en la gorge nommez-la amour encore là-bas demain où sa poussière dansera dans un autre janvier où n’aura plus cours cet enfer qui prit en toutes lettres nom d’homme jusqu’en ce sable échoué terrassier de l’interminable dans la énième heure du matin ici où ne criera pas en janvier veilleur éveillé la boule en la gorge où ne saignons ni vous ni lui pourtant écoutez l’entendez-vous cette parole allant dans le silence ainsi l’abandonnant où le sang coule… »

     

    Jacques Roman

    Profération

    Éditions Isabelle Sauvage, 2016

  • Ishikawa Takuboku, « Une poignée de sable »

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    « Tôt ce matin

    écrite par cette jeune sœur qui a déjà passé l’âge de se marier

    j’ai lu une lettre qui ressemblait fort à une lettre d’amour

     

    Que quiconque la lisant

    ne puisse m’oublier

    telle est la longue lettre que je voulais écrire ce soir

     

    Grondé

    un cœur d’enfant éclate en sanglots

    Tel est le cœur que je voudrais avoir

     

    Comme une bête malade

    mon cœur

    dès qu’il entend parler du pays s’apaise

     

    Souffrance de l’errance que je n’aurai su rendre

    dans ce brouillon dont l’écriture

    m’est si pénible à relire !

     

    Quelque part

    traîne comme une odeur de peau de mandarine brûlée

    voici le soir 

     

    Venu dans ce parc un jour de beau temps

    en marchant

    j’ai pris conscience du déclin tout récent de mes forces »

     

    Ishikawa Takuboku

    Une poignée de sable

    Traduit du japonais par Yves-Marie Allioux

    Philippe Picquier, 2016

  • Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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    © : cchambard

     

    « La beauté est comme l’oiseau qui se réveille sur la branche dans l’aurore. Il prend son envol dès le premier rayon du jour. L’embellissement de la beauté au sein d’elle-même, telle est la modification de l’aube. Elle n’a pas d’autre fin que l’envol dans la première lueur pour rejoindre la source de la lumière naissante. La moindre araignée, la moindre mouche s’insère dans le jaillissement de tout ce qui est neuf, innocent, intact, irradiant. Alors la beauté est ce qui vient flotter dans l’extrême fraîcheur d’une espèce de natalité sans fin. Vague invisible dans l’air qui s’élève, qui ne retombe tout à coup que pour se réélever d’une façon toujours plus neuve. Éclaboussement toujours imprévisible. La beauté est contiguë à une liberté sans fin. »

     

    Pascal Quignard

    « Sur la merveilleuse ignorance divine »

    Critique du jugement

    Galilée, 2016

  • Isabelle Baladine Howald, « Hantômes »

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    © : cchambard

     

    « le sommeil les baisers ferment les yeux

    sans la mort

    ta bouche dans ma bouche – même souffle   j’inspire

    et expire ton souffle   ne les distingue plus   j’aimerais

     

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

     

         fermer les yeux

    – je ne veux pas

    fermer les yeux –

     

     

     

    Le gris bleu violet de l’iris, inimitable, j’ai laissé

    ses yeux entrouverts,

    je pas, peux pas, fermé

     

     –––––––––––––––––––––––––––––––––––––

     

    L’élégie est l’arrivée et rien qu’elle.

    Hantômes est le livre pour les enfants, à leur place –

    de morts.

    Fente. Déplacement définitif.

     

     

    Non remplacés, regarde l’espace entre le carton

    inséré et les bords en métal ou en bois, flottant,

    non remplacés, non remplacé l’espace, non remplacé

    le cœur de lui, et de lui, et de lui. Flottant battements

    inaudibles. »

     

    Isabelle Baladine Howald

    Hantômes

    Éditions Isabelle Sauvage, 2016

  • Claude Dourguin, « Points de feu »

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    Andrea di Bartolo, dit Solario, La Déploration sur le Christ mort,

    Musée du Louvre, cliché  A. Dequier - M. Bard

     

    « Dans la Lamentation sur le Christ mort d’Andrea Solario, le fond du panneau, par ses bleus, son paysage de monts et de rivière se dégageant de falaises, évoque Patinir. Une tranquille irréalité, le songe acclimaté ici-bas avec une part de sa force rayonnante, la plénitude radieuse qui nous attend, l’assurance d’un autre pays – où est résolu ce qui nous obsède, où l’on a fait siens les secrets contre quoi nous nous heurtons mais leur charge de mystère nullement niée, présente comme familière sinon domestiquée (à l’instar de certain lion promenant sa majesté parmi les livres.) Des constructions humaines, villes et châteaux en campagne, bois et champs, une connivence tout à la fois humble et glorieuse, chaque élément répond à l’autre sans dureté, nul ne fait allégeance, chacun échange ses qualités plutôt, afin que notre séjour soit plus riche aux marches de l’au-delà. Le peintre murmure, pressent ce qu’affirmera Patinir : que l’ailleurs est atteignable, peut-être même ici, à notre portée. Il suffit de parcourir, le monde s’ouvre à mesure que nos pas nous conduisent. Le rêve . – notre destinée. »


     

    Claude Dourguin

    Points de feu

    Éditions Corti, 2016

     

  • Jennifer Barber, (Portail)

    jennifer Barber,emmanuel merle,rumeur libre

    © : cchambard

     

    (Portail)

     

    Hier la corde à linge

    s’est effondrée sur le sol

    dans le vent, la pluie a laissé place

     

    à une autre pluie, plus fine,

    qui a dissous la baie. J’ai vu

    un traquet à la mangeoire,

     

    une mésange noire, un chardonneret, un roitelet,

    une éclaboussure de soleil

    sur le fuchsia trempé.

     

    Un bras géant, invisible,

    a dévié un nuage de la montagne

    jusqu’à la plage, puis dans l’autre sens.

     

    Soulevant le loquet du portail, j’ai entendu

    sept années d'abondance

    suivies par sept de disette

     

    dans les maisons en ruines sur la colline.

     

    Jennifer Barber

    traduit de l’américain par Emmanuel Merle

    in revue Rumeurs

    La Rumeur libre 2016

     

  • Septain — des flux — de Vézelay

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    © : cchambard

     

    Premiers jours de juin cette année ci.

    Ils donnent à voir un visage du monde gris, assez irréel.

    On se sent fébrile sous la pluie incessante.

    La route est coupée, les champs sont inondés – en bas.

    Qui suis-je pour savoir si les flux sont bienveillants

    ou malveillants

    ou neutres…

    Claude Chambard

    L’image première

    travail en cours

  • Septain – humide – de Vézelay

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    © : cchambard

     

    Cinquième mois. Pluie sans cesse, de toits en vallées.

    Montées des brumes. Deux coulées de musique.

    Rythme sur le zinc & les tuiles plates.

    La vallée s’amuse à tourner le dos à la basilique inquiète.

    J’écoute la pluie, le vent. La maison grince.

    Un rêve de printemps. La même scène le matin.

    Des choucas, des coquelicots, des roses, des statues & des gouttes, des gouttes.

     

    Claude Chambard

    L’image première

    travail en cours

  • Septain – dit du Voisin – de Vézelay

    claude chambard

    © :cchambard

     

    Lire le jardin chaque jour.

    Déchiffrer la partition simple & complexe des oiseaux.

    L’œil étonné, vif, scrutateur, inquiet.

    Crainte de la catastrophe.

    Crainte de l’éblouissement. Joie de l’éblouissement.

    Ne pas se fourvoyer est le minimum.

    L’oiseau l’exemple.

     

    Claude Chambard

    L’image première

    travail en cours