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Un nécessaire malentendu - Page 56

  • Pia Tafdrup, « Les Chevaux de Tarkovsky »

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    LE MOYEU DE LA ROUE

     

    Elle tourne et elle tourne,

    la roue ne retourne jamais

    À LA MAISON

    le monde est en feu.

    Je suis en mouvement

    généré en écriture.

    Ce que je dis

    sont des mots

    parvenus du moyeu de la roue.

    Depuis ses profondeurs

    l’écrin déborde

                       secrètement

    comme les pierres flottent

    sur la surface de la mer

    des champs de mon père.

    Des ronds s’étendent

    perçants.

    Les yeux, les oreilles,

    le pouls fracassant du cœur.

    Il y a suffisamment de place

    pour que six milliards ou plus

    d’êtres esseulés

    sans se noyer

                         puissent contempler

    la nuit noire, béante, ondoyante.

     

    Pia Tafdrup

    Les Chevaux de Tarkovsky

    Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen

    Unes, 2015

     

  • Les voix de Jacques Roman

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    « La cruauté rôde autour de la salle de bal. La mort peut toujours s’inviter à danser. C’est là où ma position est très radicale. Je suis inquiet des discours apocalyptiques qui toujours nous renvoient à la mort comme héroïne. Le danseur ne cesse de résister, et en somme dans une période critique danse pour maintenir une flamme. Qu’est-ce qu’on peut faire sinon maintenir une flamme ? C’est aussi la figure du veilleur qui est si fréquente dans mon travail. D’ailleurs à la fin des Lettres à la cruauté, il y a une adresse qui permet de renvoyer la cruauté dans les cordes. Ne pas céder au désespoir, ne pas céder aux sirènes apocalyptiques. C’est difficile de nos jours, si on lit le journal, si on écoute les informations, les propagandes… Des esprits faibles, il y en a beaucoup, et ils sont tentés de sombrer en passant notamment par la peur, et la peur étrangement les fait suivre le loup jusque dans la forêt. Quand je pense au loup, je pense au nationalisme, au totalitarisme. Les forces, les outils que nous avons pour résister, c’est aussi la joie, l’attention aux autres, c’est l’écriture, bien sûr, être en état de perception. »

     

    Jacques Roman

    Extrait d’un entretien avec David Collin

    In Les voix de Jacques Roman

    Études, dialogues, inédits récents.

    Sous la direction de Doris Jakubec, Fanny Mossière et David Collin

    L’Âge d’Homme, 2015

  • Rose Ausländer, « Pays maternel »

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    « Je cherche

     

    Une fois un poème

    Trouvé

    Je cherche

    Le mot interligne

    Dans la danse des lettres

    Consonnes voyelles

    Je palpe la longueur la largeur

    Des mots

    Cherche et invente

    Le mot

    Animé du souffle

     

    Voix II

     

    Dans la frondaison résonne encore

    L’élégiaque

    Rossignol

     

    Des voix d’abeilles

    D’une clarté mielleuse

     

    Éther

    Polyphonique

     

    Écoute

    Le mot haleine du poète

     

    Écoute

    Tes propres mots »

     

    Rose Ausländer

    Pays maternel

    Traduit de l’allemand par Edmond Verroul

    Héros-Limite, 2015

  • Pascal Quignard, « Princesse Vieille Reine »

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    © cchambard

     

    « Ce n’est pas le besoin qu’éprouvait George Sand de s’écarter le plus possible des siens, des domestiques, du groupe, de se réfugier dans un coin de l’espace qui me paraît constituer une aspiration extraordinaire, c’est le nom qu’elle donnait à ce refuge : elle l’appelait “l’absence”.

    Elle ne disait pas retraite, otium, cabinet de travail, cellule, chambre à soi, solitude. Elle nommait ce “petit coin” de sa maison de Nohant : L’Absence.

    Toute sa vie elle désira être absente à l’intérieur de l’Absence.

     

    Il se trouve que, toutes les fois où elle se retrouvait chez elle, à Nohant, George Sand écrivait dans la chambre où lui avait été annoncé, lorsqu’elle était enfant, la mort de son père, désarçonné sur la route de La Châtre.

    C’était là où on lui avait fait enfiler des bas noirs.

    C’était là où on avait enseveli son petit corps maigrelet et nu de petite fille âgée de quatre ans sous une lourde robe de serge de Lyon beaucoup trop grande pour elle.

    C’était dans cette chambre qu’on avait forcé la fillette à envelopper ses cheveux du long voile noir des veuves.

     

    C’est dans cette chambre, toute sa vie, qu’elle attendit que son père “eût fini d’être mort”.

    Où elle ouvrait son livre.

     

    Toute sa vie on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde, c’est-à-dire le lieu où le moi peut être absent, où le corps s’oublie.

     

    Elle lisait.

    C’est ainsi qu’elle était heureuse. »

     

    Pascal Quignard

     Princesse Vieille Reine

    Galilée, 2015

  • Ingeborg Bachmann, « Toute personne qui tombe a des ailes »

    ingeborg bachmann,toute personne qui tombe a des ailes,françoise rétif,gallimard

     

    Une sorte de perte

     

    « Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.

    Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.

    Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.

    Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.

     

    De l’hiver, d’un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.

    Des cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.

    Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,

    porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,

     

    (­— le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)

    intrépide en religion, car ce lit était l’église.

     

    La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.

    Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.

     

    Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.

    Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.

     

    Ce n’est pas toi que j’ai perdu,

    c’est le monde. »

     

    Ingeborg Bachmann

     Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967)

     Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif

     Bilingue

    Poésie/Gallimard, 2015

  • Lionel Bourg, « J’y suis, j’y suis toujours »

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    « Rien ne devrait avoir de terme.

    La route pas plus que le chemin.

    La houle ample des gestes amoureux, le babil des nourrissons ni le vers du poème béquillant pied à pied, le bruit du cercueil que l’on cloue dans la poitrine, l’orage, l’averse ou, l’hiver, les merveilles de la neige.

    Interrompant le pas, j’ai chuchoté deux ou trois mots à celle que j’accompagne.

    Elle sourit. Me montra des cageots moisis, les cieux striés d’éclaboussures, une bicoque à cheval sur la voûte enjambant la rigole qui moussait sur l’asphalte.

    Nos doigts s’unirent.

    Nous fûmes émus. Un peu. Beaucoup. L’amour n’a pas d’âge. »

     

    Lionel Bourg

    J’y suis, j’y suis toujours

    Fario, 2015

     

    pour le 20 octobre 1990

     

  • Guy Bellay, « Les Charpentières »

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    © : Phil Journé

     

    La rencontre

     

    « Tu es la création des visages partis avec la buée sur les vitres que mes cheveux ont graissées.

    Tu traversais le même massacre. Tu peux rappeler aux survivants qui en font l’événement de leur vie qu’il leur fut imposé.

    Dans nos familles, la misère n’était pas seulement d’avoir peu de biens, mais la solitude maintenue, sous le bavardage des armoires, dans notre substance déchue.

    Nous nous sommes croisés dans des livres dont je sortais les oreilles en feu, ayant reçu une volée de coups sans en rendre. Détruit, libéré, je chérissais des pages mieux conçues que les murs d’une maison : elles accueillent sans exclure, elles réconfortent celui qui passe de n’être réel que par intermittences. Dans leur estuaire se baignent des peuples toujours imaginaires.

    Tu es ce que je suis – la trace d’une effusion. »

     

    Guy Bellay

    Les Charpentières

    Le Dé bleu, 2002

     

    http://www.mobilis-paysdelaloire.fr/magazine/actualites/in-memoriam-guy-bellay

  • Allain Glykos, « Poétique de famille »

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    Allain Glykos & Claude Chambard 25 septembre 2015

    photographie © la machine à lire

     

    « Ce n’est pas parce que tu écris des livres que tu es plus intelligent que les autres. Je suis d’accord avec elle. Ai-je jamais affirmé une chose pareille ? Non, mais c’est tout comme. En somme, si je parle ce sera porté à mon débit et si je ne dis rien ce sera la même chose. En plus, tes livres, ils ne se vendent même pas, il n’y a donc pas de quoi en être fier. Tu écris, la belle affaire. Elle fait la cuisine, lui il bricole. Chacun sait faire quelque chose et il n’y a aucune raison de considérer qu’une activité est au-dessus des autres. D’abord pourquoi écris-tu ? Oui, elle a raison et pourquoi parles-tu toujours de la famille dans tes livres ? Tu ne peux pas inventer des vraies histoires ?

    Tu n’as vraiment pas beaucoup d’imagination. Je regrette de ne pas savoir écrire, parce que des histoires j’en ai plein la tête. Quand je serai à la retraite je m’y mettrai. Ben voyons. Je parle de la famille parce que je n’ai pas eu la chance de connaître de grandes guerres, de grandes épopées. La famille est mon champ de bataille.

    Tu es comme ça depuis notre enfance. C’est à cause de toi que notre cousine nous a traités d’orgueilleux pouilleux. Qu’est-ce que tu racontes ? Parfaitement. Tu n’avais pas douze ans, tu l’as croisée dans la rue et tu ne lui as même pas dit bonjour. Elle te faisait honte elle aussi ? Pas du tout, je ne l’avais pas vue. Elle vient de loin ta trahison. Trahison ? Ta trahison de classe. Tu t’es mis à aimer la musique classique, l’opéra, la peinture moderne. Je ne pense pas que la culture, quelle que soit sa forme, soit réservée à une partie de la population. Pour moi, culture est synonyme d’ouverture. Je suis curieux et j’ai eu envie de savoir, de connaître. Je suis allé voir, écouter et j’ai compris, j’ai aimé. Pas tout bien sûr. Devais-je m’interdire d’aller voir ailleurs. Cela ne m’empêche pas de continuer à écouter la chanson populaire et à l’apprécier quand elle est bonne. Le seul critère qui guide mes choix c’est la qualité, l’émotion que je ressens et souvent aussi l’impression d’être plus intelligent après qu’avant. Plus intelligent que les autres, qu’est-ce que je disais ! Non, pas plus intelligent que les autres, plus intelligent que moi-même. Ça ne veut rien dire, plus intelligent que moi-même. Si, je comprends ce qu’il veut dire. Par exemple dans une exposition de peinture ou après la lecture d’un livre. La qualité ! Ce que tu considères toi comme de la qualité. Une peinture qui ne ressemble à rien, sous prétexte que ça fait bien de l’aimer, tu l’aimes. Tu es un dandy, quelqu’un sans personnalité, qui suit la mode, l’air du temps. Tu n’as aucune idée personnelle. Si c’est ce que tu penses, je ne vois pas bien ce que je pourrais ajouter. Ton silence montre bien que tu nous méprises, que nous ne valons pas la peine que tu uses ta salive. Mépris de salon sans profondeur. Qu’est-ce que tu vas chercher là ? Je n’ai aucun mépris pour les gens qui n’ont pas fait d’études, je l’ai déjà dit et je ne cesserai de le répéter. Je préfère d’ailleurs bien souvent écouter un ouvrier, un paysan ou un artisan me parler de son travail, de ses connaissances que d’entendre un soi-disant intellectuel me donner son avis sur tout et sur rien. Je hais les experts qui encombrent les écrans de télévision et les radios. Il y en a qui confondent universitaire et universel. Vous savez, l’université n’est pas épargnée par la bêtise et la médiocrité. Tu dis ça pour me faire plaisir ou tu le penses vraiment ? Je le pense vraiment. Je pense comme Anaxagore que l’homme est intelligent parce qu’il a une main. Tu ne trouves pas que tu pousses un peu ? Qu’est-ce que ça signifie « intelligent parce qu’il a une main » ? Bon, on y va maintenant, sinon l’enterrement aura lieu sans nous. Et puis je trouve un peu obscène de s’engueuler le jour où on enterre Papa. Tu sais, «obscène» commence comme « obsèques ». Obs ! Obs ! Tu insinues qu’il y aurait quelque chose d’obscène dans les obsèques. Je pense en effet que les vivants ont du mal à ne pas être obscènes le jour des enterrements. »

     

     Allain Glykos

    Poétique de famille

     L’Escampette, 2015

  • Henri Cole, « Le merle, le loup suivi de Toucher »

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     chenin blanc

     

    « Hé, humain, mon cœur a mal »,

    proteste un corbeau, tandis que sur mon balcon

    je lis et bois du chenin blanc. Son copain

    goûte un rongeur flasque et semble

    vouloir dire quelque chose, levant un pied jaune

    agressif, une sorte d’homoncule :

    « Ce que tu désires, désire-le pour toi-même »,

    claque-t-il du bec, citant Rumi, franchement déçu,

    mais visionnaire en un sens, comme si son esprit de corbeau

    devinait mon Enfer personnel. Cependant, mes mains

    en me frottant le cou ont l’intensité

    de la caresse d’une mère, alors je lance,

    plaidant pour l’humain : « Parlons-en, corbeau,

    Dieu n’a-t-il pas fait la chair sensible à ça ? »

     

    &


    patchwork

     

    De petits sacs de tabac à chiquer en mousseline,

    teints à la maison en rose et jaune, assemblés en zigzag —

    un gai recyclage de tissus qu’on voit souvent dans le Sud —

    solidement cousus, une alternance de couleurs,

    comme, enroulée autour de moi, une feuille de température.

    Quelle est la température d’Henri, le mouton noir,

    arrivant sans crier gare avec un nouvel amant — alcoolique

    et impétueux —, provoquant dans le reste de la famille

    des accès de pitié, de ressentiment et de stupeur à demi

    admirative devant son toupet ? Navré d’avoir brisé

    le vase Ming et mis le feu à la barbe du Paternel.

    Je pourrais en fait être normal si l’imagination

    (instable, inquiétante, fragile) est le Père qui pénètre

    la Mère, et ceci mon poème-Enfant. »

     

    Henri Cole

    Le merle, le loup suivi de Toucher

    Traduit de l’anglais (États Unis) et présenté par Claire Malroux

    Le Bruit du temps, 2015

  • Jacques Roman, « Le dit du raturé »

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    Jacques Roman (& une amie), Fribourg 2 août 2015

    © Sophie Chambard

     

     

    « L’acte de raturer grave un choix qui fait de l’écarté une réserve, un coulé au sédiment précieux, une mémoire au fond de l’œil confiant.

     

    Le mot ultime, le plus souvent vient après la rature. Ce ne sont pas les mots qui manquent, c’est le respir là où l’on étouffe adresse perdue, le respir retrouvé dans la rature, élégante ou rageuse.

     

    C’est taillis, fouillis, où la plume à la main se fraye une piste. Il arrive que ce combat-là soit déjà perdu avant qu’engagé, que cette rature soit d’impuissance, qu’elle ne soit que le geste infantile d’un homme incapable de raturer en sa vie, raturer le faux geste, la fausse parole, les lâches ambiguïtés, incapable d’arracher l’épine sous la peau comme le mot de travers dans la ligne. Cet homme-là n’écrit plus. Il divague, brode, spécule, rejoint la horde de ceux pour qui le verbe est pan de décor.

     

    L’homme qui ne se confie plus à la rature, au brouillon, enjolive qui croit pouvoir faire taire la question de l’écriture. Il noircit en vain, contre elle, du papier.

     

    Étrangement, c’est dans le geste de raturer que cette question reste vive. C’est dans ce geste qui dévoile l’empreinte de la recherche que l’écriture donne à voir sa responsabilité au-delà même de son objet. La rature nous outille en quelque sorte face à ce que nous nommons avec ce louche respect des conquérants : l’esprit. Qui oserait penser pouvoir retourner la question de l’écriture contre elle-même quand celle-ci ne se plie qu’en minant la certitude, qu’en débornant, se nourrissant de chair, le champ de la liberté. »

     

    Jacques Roman

    Le dit du raturé / Le dit du lézardé

    Isabelle Sauvage, 2013

  • Sergueï Essénine, « Poèmes 1910-1925 »

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    « Par les soirs bleus, les soirs de lune,

    Autrefois, j’étais beau et jeune.

     

    Et sans pouvoir s’arrêter tout est

    Passé pour ne jamais revenir…

     

    Yeux délavés, cœur refroidi…

    Ce bonheur bleu ! Ces nuits de lune !

    4 / 5 octobre 1925

     

    *

    Pauvre plumitif, est-ce bien toi qui composes

           Des chansons à la lune ?

    Depuis longtemps je me suis refroidi devant

            Le vin, le jeu, l’amour.

     

    Cette lune qui entre par la croisée

    Verse une lumière à vous crever les yeux…

    La dame de pique j’ai levé

    Pour jouer enfin l’as de carreau.

    4 / 5 octobre 1925

     

     *

    Au revoir mon ami, au revoir.

    Mon cher, tu es tout près de mon cœur.

    Cette séparation prédestinée

    Promet bien une rencontre à venir.

     

    Au revoir mon ami ; ni

    Poignée de main, ni un mot,

    Ne va pas t’affliger ici, –

    C’est que vivre n’est pas nouveau

    Et mourir, il est vrai, non plus. »

    1925

     (Dernier poème d’Essénine, écrit le jour de sa mort, avec son sang)

     

     Sergueï Essénine

    Poèmes 1910-1925

    Traduction du russe & postface Christian Mouze

    Avant-propos d’Olivier Gallon

    La Barque, 2015

  • Vasco Graça Moura, « L’ombre des figures & autres poèmes »

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    Le métier de mourir

     

    « j’imagine ainsi la mort de pavese :

    c’était une chambre d’hôtel à turin,

    assurément un hôtel modeste, à une ou deux

    étoiles, s’il avait des étoiles.

     

    un lit de bois, au vernis écaillé,

    grinçant de rencontres fortuites, un matelas mou et humide

    avec un creux au milieu, comme toujours.

    le mois d’août s’écoulait avec sa terre sombre

     

    encrassant les rideaux, rien n’allait exploser

    en ce mois d’août à cette heure de l’après-midi

    à la lumière douceâtre. et quelqu’un avait mis

    trois roses en plastique dans un vase vert.

     

    je vois comment pavese est entré, il a négligemment

    posé sa valise, plié quelques papiers

    et enlevé sa veste (comme dans les films

    italiens de l’époque), puis il est allé aux toilettes

     

    dans le couloir, au fond, peut-être a-t-il pensé

    que cette vie n’est qu’une pissée ou que.

    il est revenu dans la chambre, il y avait

    une âme fétide dans tout ça.

     

    il a ouvert la fenêtre

    et demandé la ligne.

    la nuit tombait peu à peu sans paroles, et même sans klaxons

    intempestifs, il a rempli un verre d’eau. et il a attendu.

     

    quand le téléphone a sonné, il n’y avait pas grand chose

    à dire et il avait déjà tout dit :

    il avait déjà dit combien l’amour nous rend

    vulnérables ; et misérables, anéantis ;

     

    et qu’il faut de l’humilité, non de l’orgueil ;

    et puis cesser d’écrire ;

    que c’est ce dénuement qui nous tue.

    c’était plus ou moins ça — notre condition

     

    trop humaine, la voix humaine, la fragile

    expression de tout ça, une fermeté tendue :

    “et même de toutes jeunes filles l’on fait”,

    elles avaient des noms obscurs et pas le moindre

     

    remords lancinant, personne pour parler d’elles.

    ce que l’on redoute le plus c’est le courage

    de ce qui pourrait sembler facile : tout ce que l’on n’a pas dit,

    lourd d’un seul coup de soudaines frontières.

     

    c’était plus ou moins ça. je ne sais pas si après

    il a mis sur la porte un écriteau

    avec do not disturb ou quelque chose de semblable,

    ni s’il a pris les cachets un à un ni s’il les a comptés.

     

    je ne sais pas si c’est une servante qui l’a trouvé,

    si la police est venue aussitôt, s’il a laissé une lettre

    à son meilleur ami, s’il a éteint la lumière,

    s’il a posé près de lui son portefeuille, sa montre, son stylo.

     

    je ne sais pas s’il est entré dans la mort en homme qui a

    des images insupportables dans la tête,

    des mots martelés du désir, ou en homme qui se tient froidement

    de l’autre côté du sommeil, et va se taire, et a raison.

     

    je ne sais pas si ça s’est passé de la sorte, s’il existe une autre

    vérité imaginable ou interdite, mais je sais qu’il avait

    un regard décidé, une instigatrice, et quarante-deux ans.

    et je sais qu’à cet âge il n’est plus guère de vérités

     

    et nulle dimension biographique dans la mort.

    c’est déjà dans les écritures. je préfère

    dire qu’il a fermé la porte à clef

    et je sais qu’il était viril dans sa transparence. »

     

     

    Vasco Graça Moura

    L’ombre des figures & autres poèmes

    Traduit du portugais par Michelle Giudicelli

    Préface de Marc Blanchet

    L’Escampette, 1997, rééd. 2002