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Un nécessaire malentendu - Page 66

  • Michel de Montaigne, né le 28 février 1533, « Carnet de voyage »

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    « Le 6 de mars, je fus voir la librairie du Vatican, qui est en cinq ou six salles tout de suite. Il y a un grand nombre de livres attachés sur plusieurs rangs de pupitres ; il y en a aussi dans des coffres qui me furent tous ouverts ; force livres écrits à la main, et notamment un Sénèque et les Opuscules de Plutarque. J’y vis de remarquable la statue du bon Aristide, avec une belle tête chauve, la barbe épaisse, grand front, le regard plein de douceur et de majesté : son nom est écrit en sa base très antique ; un livre de Chine, le caractère sauvage, les feuilles de certaine matière beaucoup plus tendre et pellucide que notre papier ; et parce qu’elle ne peut souffrir la teinture de l’encre, il n’est écrit que d’un côté de la feuille, et les feuilles sont toutes doubles et pliées par le bout de dehors où elles se tiennent. Ils tiennent que c’est la membrane de quelque arbre. J’y vis aussi un lopin de l’ancien papyrus, où il y avait des caractères inconnus : c’est une écorce d’arbre. J’y vis le bréviaire de saint Grégoire, écrit à main : il ne porte nul témoignage de l’année, mais ils tiennent que de main à main il est venu de lui. C’est un missel à peu près comme le nôtre, et fut apporté au dernier concile de Trente pour servir de témoignage à nos cérémonies. J’y vis un livre de saint Thomas d’Aquin, où il y a des corrections de la main du propre auteur, qui écrivait mal, une petite lettre pire que la mienne. Item, une Bible imprimée en parchemin, de celles que Plantin vient de faire en quatre langues, laquelle le roi Philippe a envoyée à ce pape, comme il dit en l’inscription de la reliure ; l’original du livre que le roi d’Angleterre composa contre Luther, lequel il envoya, il y a environ cinquante ans, au pape Léon Xe, souscrit de sa propre main, avec ce beau distique latin, aussi de sa main :

    Anglorum rex Henricus, Leo decime, mittit

    Hoc opus, et fidei testem et amicitiœ

    Je lus les préfaces, l’une au pape, l’autre au lecteur : il s’excuse sur ses occupations guerrières et faute de suffisance ; c’est un langage latin bon pour scolastique.

    Je la vis sans nulle difficulté ; chacun la voit ainsi et en extrait ce qu’il veut ; et est ouverte quasi tous les matins ; et si fus conduit partout et convié par un gentilhomme d’en user quand je voudrais. M. notre ambassadeur s’en partait en même temps sans l’avoir vue, et se plaignait de ce qu’on lui voulait faire faire la cour au cardinal Charlet, maître de cette librairie, pour cela ; et n’avait, disait-il, jamais pu avoir le moyen de voir ce que Sénèque écrit à la main, ce qu’il désirait infiniment. La fortune m’y porta, comme je tenais ce témoignage, la chose pour désespérée. Toutes choses sont ainsi aisées à certains biais et inaccessibles par autres. L’occasion et l’opportunité ont leurs privilèges, et offrent souvent au peuple ce qu’elles refusent aux rois. La curiosité s’empêche souvent elle-même, comme fait aussi la grandeur et la puissance. »

     

    Michel de Montaigne
    Journal de voyage

    Arléa, 1998

  • Laurent Debut, Dado, « Le Sable »

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    « En dessous de ce ciel

    s’ouvre, s’imagine

    l’accueil, l’empreinte

    d’une phrase morte :

     

     

    – Vous vous teniez là, ordonnant l’espace et le temps, en ce lieu où se réalise le livre, où le blanc s’est laissé ronger par la lettre, par cette nuit du sens au bout de laquelle nous nous effacions.

     

     

    Il ne reste rien dans la main

    que le sable issu

    de sable…

     

     

    La main dont je rêve

    s’avance avec des mots de persuasion,

     

     

    et s’éclaire du mot

    t e r r e. »

     

    Laurent Debut

    Le Sable

    60 exemplaires sur Rives,  numérotés de 1 à 60, imprimés par Thierry Bouchard, signés au colophon par l’auteur, comportant deux eaux-fortes de Dado, signées par le peintre. Exemplaire n° 36.
    Brandes, 1981

  • Christian Gabriel Guez Ricord — « Lettre à Colette Deblé »

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    «  J’ai habité votre fenêtre, tel pourrait être le début d’une lettre amoureuse ; si elle n’était vôtre, c’était du moins une fenêtre que j’ai habitée une nuit. Quelle chute y attendais-je ? La fenêtre serait le lieu limite de l’attente, celui qu’habitent folie et suicide. C’est pourquoi les fenêtres me fascinent, regards mais aussi abris quand on ne peut ni entrer ni se jeter dans le vide. Un monde qui n’est pas le monde et qui n’est pas non plus le non-monde de la transcendance, voici la fenêtre, lieu d’un vécu imaginaire et parfois dangereux. Ni être ni ne pas être, tel est le cri du fou coincé sur le rebord de la fenêtre et, passée l’anecdote, vos fenêtres sont aussi là pour être des lieux en soi, elles pourraient être les reliures d’un dernier cri comme la patène d’un rouge-gorge.

    Je veux célébrer en vous cette illumination d’un ordre qui est à côté, d’un espace différent, ni le haut ni le bas, d’un support qui tente l’impossible de sa situation objective comme définitive et, semble-t-il, soumise à un destin unique et immortel, être ouvert ou fermé. Vous avez peint le lieu de la poésie quand elle se souvient d’avoir bâti une demeure dans les temps, la nue du principe ; et d’y avoir veillé, dans l’attente de quelqu’un, la proximité de la flamme qui, près du lit des chambres, se réfléchit sur la vitre d’un silence improbable, que l’immobile retient comme l’impossible salut des nuits où le soleil ne se lève jamais. »

     

    Christian Gabriel Guez Ricord

    Lettre à Colette Deblé

    33 exemplaires accompagnés d’une gravure originale de Colette Deblé numérotés de 1 à 33 et 100 exemplaires numérotés de 34 à 133, tous signés par l’auteur, imprimés sur vélin d’Arches par Soulié, Atelier Breteuil à Marseille. Exemplaire n° 15.

    L’Atelier Blanc, 1979

     

    Note : Christian Gabriel Guez Ricord a donné à son prénom  la forme définitive Christian Gabrielle à partir de 1986

     

  • Emmanuel Hocquard, Raquel, « Du 1er janvier »

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    « Les champs décolorés et la chaleur aussi paraissaient sans limites.

     

     

    Sans violence. Jour après jour. Fixant la contrée dans ses habitudes et son isolement.
    Comptant les pas.

     

     

    C’est un murmure loin de l’été.

     

    Dans le froid, un petit feu qui réchauffe mal.

     

     

    Quand on va tomber de sommeil, le silence sépare du peu de bruit que font ceux qui parlent.

     

     

    Le costume lui-même devient un accident.

    Une étendue vide en forme d’arc-en-ciel.

     

     Emmanuel Hocquard

    Du 1er janvier

    avec une gouache de Raquel

     200 exemplaires sur vélin d’Arches, tous numérotés.

    Exemplaire n° 41, avec un envoi

     Orange Export Ltd, 1980

  • Michaël Glück, Anik Vinay, « Tour Aurore, place des Reflets »

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    I
    quai d’une gare

    l’attente d’un train

    la patience minutieuse

     

    les pas

    le long le large

    la geste des voyageurs

     

    les talons hauts

    près des valises

     

     

    VII

     

    la destination

    l’adresse de la langue

     

    une flaque d’eau

    un nuage entre les rails

    j’attends

     

    tu es là dans le jour »

     

    Michaël Glück

    Tour Aurore, place des Reflets

    avec une gravure d’Anik Vinay

    130 exemplaires numérotés et signés. Achevé d’imprimer en juillet 1987 par l’Atelier des Grames, 9e titre de la collection « Les Florets » animée par Gil Jouanard. Exemplaire : 35

    Atelier des Grames

     

  • Maurice Roche, Philippe Sollers, « Correspondance complète »

    J’ouvre aujourd’hui une nouvelle rubrique que j’intitule, en hommage à Walter Benjamin : Je déballe ma bibliothèque. On y trouvera quelques extraits et une image des livres rares que je range dans une grande bibliothèque noire et vitrée.

     

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    « Cher Roche,

    “Si la pierre tombe sur l’œuf,

    malheur à l’œuf.

    Si l’œuf tombe sur la pierre,

    malheur à l’œuf.”

    (Proverbe bulgare)

    Philippe Sollers

     

     

    Cher Sollers,

    “Quand on pédale dans le yaourt, on fait son beurre.”

    (Autre proverbe bulgare)

    Maurice Roche »

     

     

     Maurice Roche, Philippe Sollers

    Correspondance complète

    achevée d’imprimer le 31 décembre 1986 à 33 exemplaires  sur Pur Chiffon du Moulin de Larroque numérotés, ainsi que quelques H.C. Exemplaire : H.C

    Éditions Unes

  • Roger Laporte, « La Veille »

    Pour saluer la réouverture du groupe consacré à Roger Laporte sur Facebook https://www.facebook.com/groups/45486574813/?fref=ts voici les premières lignes du premier livre de l’œuvre d’une vie…

     

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     « Il a disparu. — Le moment propice est donc enfin venu de mettre mon projet à exécution, mais pourquoi ce malaise inattendu ? Je redoutais, en décidant d’écrire, de commettre une imprudence, de lui offrir malgré moi un terrain propice, de susciter sa venue de manière si prompte que je n’aurais même pas eu le temps d’écrire le premier mot, et certes, pendant longtemps, il me suffisait d’envisager même timidement mon projet pour qu’il mît fin à ma tranquillité, mais cette fois mon appréhension a été vaine : j’écris, et pourtant il ne s’est toujours pas manifesté. — Ai-je vraiment craint son retour ? Je ne voulais exécuter mon projet qu’en toute quiétude, donc en son absence : cette condition préalable était réalisée, car, avant de me mettre à écrire, j’ai plusieurs fois, et en toute tranquillité, pensé à mon projet, et pourtant je ne l’ai pas mis à exécution. Il me harcelait, le répit dont je bénéficiais, pouvait donc sans préavis se terminer d’un moment à l’autre : pourquoi, bien loin de me saisir de l’occasion, ai-je longtemps tergiversé et perdu ce temps libre sans m’en émouvoir ? — Il me faut avouer ce que j’aurais pu dire dès le début : il s’était tout à fait effacé, mais, contrairement à mon attente, mon projet, au lieu d’être enfin exécutable, s’était décoloré de tout attrait à tel point que ce n’est pas par désir, mais par dépit, que j’ai commencé d’écrire.

    Je me suis mis au travail à un moment où j’aurais pu tout aussi bien ne pas écrire, j’ai espéré commettre ainsi une imprudence sans recours, mais elle a été sans conséquence : j’écris, mais il ne s’est toujours pas montré. Chaque fois qu’il était à proximité, je me suis gardé d’écrire ; depuis qu’il s’est retiré, condition que j’ai cru nécessaire à l’exécution de mon projet, je n’ai plus éprouvé la moindre envie d’écrire : c’est à contrecœur que je poursuis cette tâche inutile ; j’ai le sentiment que mon dessein est devenu irréalisable, mais je persévère dans la même voie, car j’espère encore provoquer son apparition en exposant pleinement mon projet. — Quel projet ? De quoi s’agissait-il donc ? Je suis incapable de le dire ! Peu m’importe que ce projet soit inexécutable, mais j’ai le sentiment d’être abandonné et je redoute qu’il ne s’éloigne encore davantage.

    Parler ainsi est inexact : naguère il était proche, trop proche, mais à présent je ne peux même pas dire qu’il est très loin, car le terme d’éloignement est impropre : la distance ne peut ni diminuer, ni augmenter, car aucun espace ne nous sépare. Je ne peux même pas me plaindre d’être délaissé, car je dois dire seulement : je n’ai avec lui aucun rapport. — Comment ai-je jamais pu écrire ! »

     

     Roger Laporte

     La Veille

     Coll. Le Chemin, Gallimard, 1963

     Repris dans Une Vie, P.O.L, 1986

  • Sarah Kéryna, « Rappel »

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    « Paris :

     

    Ils sont assis l’un à côté de l’autre,

    sur la pelouse, au soleil. Ils ne se touchent pas.

    Il lui offre Pétrole de Pasolini.

     

    Il raconte l’histoire de l’enfant mort malgré les prières.

    Depuis, il ne croit plus en Dieu.

     

    Il ne tient pas la main.

    Ne serre pas dans les bras.

     

    Ils passent au-dessus des gares. Elle dit :

    “Ça me déprime tous ces rails qui partent vers le nord.”

     

    Un orage éclate brutalement. La pluie se met à tomber comme

    un bombardement. Les passants s’engouffrent dans les immeubles.

     

    Marseille, c’est la lumière, elle ne l’a jamais vue

    dans une autre ville.

     

    Le lendemain, il prend son avion pour rejoindre l’autre.

     

    Samedi, Paris et pluie.

     

    Elle regarde la rue en contrebas.

     

    Elle boit.

     

    Dans le train du retour, une jeune fille demandant

    si la place est libre, s’installe à côté d’elle.

    Elles parlent jusqu’à Valence où la jeune fille descend.

    Elles échangent leurs numéros.

     

    – Elles ont le même prénom. »

    Sarah Kéryna

     Rappel

     Coll. Biennale internationale des Poètes en Val-de-Marne

    Le bleu du ciel, 2007

  • L'anniversaire de Sophie

     

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    Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Sophie.
    Je lui souhaite donc publiquement — avec la complicité involontaire de Chîhiro Machidori — avant de le faire dans l’intimité.
    Bon anniversaire Sophie.

  • Yoko Tawada, « Le voyage à Bordeaux »

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    « 

    Il existe un autre idéogramme signifiant répondre. C’est un cœur assis derrière un rideau, comme une dame de la cour qu’on ne distingue pas, on devine seulement sa présence. On ne voit pas sa bouche, on n’entend pas sa voix, mais la petite secousse du rideau laisse supposer que la dame de la cour parle. Le problème, c’est qu’au moindre coup de vent, on pourrait confondre et croire que la dame parle. »

     

    Yoko Tawada

     Le Voyage à Bordeaux

     Traduit de l’allemand (Japon) par Bernard Banoun

     Coll. « Der Doppelgänger », Verdier, 2008

  • Alberto Manguel, « Monsieur Bovary & autres personnages »

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    Le docteur Faust (extrait)

     

    « Dans les siècles passés, lorsque le troc d’une âme était considéré comme un acte effrayant, les choses étaient pour Méphistophélès relativement simples, qu’il eût ou non du succès. Aujourd’hui que l’âme a infiniment moins de prestige et que chaque jour on troque des âmes contre des bagatelles comme des appartements à Marbella ou un poste dans un cabinet ministériel, la tâche de Méphistophélès est paradoxalement plus difficile. Perdre son âme en échange d’un misérable bien accorde à celle-ci peu de valeur, et Méphistophélès (qui est aussi banquier) convoite ce qui est précieux. Aussi le Faust d’aujourd’hui ne cherche-t-il ni connaissance ni amour, mais célébrité, succès populaire, son nom en haut de l’affiche. Et là, Méphistophélès est dans son élément. Tu veux être un auteur populaire ? dit-il à Faust. Tu veux vendre des millions d’exemplaires de ton livre ? Marché conclu : tu auras des piles de tes œuvres à la fnac et au Corte Inglés, tu seras en tête des best-sellers internationaux, on t’achètera les droits pour faire un film avec Tom Cruise dans le rôle du héros, tu voyageras en 1re classe et tu t’installeras en Irlande pour ne pas payer d’impôts. Et pour obtenir tout cela, tu n’auras quasiment rien à perdre, sauf la qualité artistique, le style, la grammaire, l’invention narrative, la responsabilité morale, la position éthique, la reconnaissance des futurs lecteurs, le respect de tes contemporains : ton âme. »

     

    Alberto Manguel

     Monsieur Bovary & autres personnages

     Traduit de l’espagnol par François Gaudry

     L’Escampette, 2013

  • Denise Le Dantec, « Les Jardins et les Jours »

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    « … Est-il vrai, comme je le pense, que nous cherchons à atteindre, enfin, une plénitude ?

     

    Le jardin nous en offre, sinon la réponse, du moins la condition.

     

    À la dispersion cruelle, nous préférons la dérive ténue du jardin.

     

     

    Le temps que je prends au jardin est le temps d’arrêt qu’il me faut pour vivre sur le mode le plus juste qui m’est possible.

     

    Au jardin des Augustines, je suis indisponible, injoignable.

     

    Mon temps, notre temps n’est pas illimité.

     

    Toute conclusion renoncée, je m’abandonne aux vertus de la vie ordinaire, réglée par la cloche de l’église, où chacun s’abandonne, autant que faire se peut, au plaisir de la lumière et de la chaleur, quand celle-ci n’est pas trop forte, en fin de journée ou après le repas du soir.

     

     

    Je regarde autour de moi : le merveilleux s’éclipse.

     

    Je change de respiration.

     

    Assurément, il y a une prédilection de l’esprit pour la beauté prodigue, extravagante, qui est la marque de notre puissance d’être.

    Ici, l’imagination est mortelle. Seule la réalité compte. »

     

     Denise Le Dantec

     Les Jardins et les Jours

    Éditions du Rocher, 2007