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Un nécessaire malentendu - Page 70

  • Pierre Lafargue, « L’Honneur se porte moins bien que la livrée »

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    « Quand la bassesse a consommé le meilleur d’un homme, quand je devrais pester contre ce total abandon de mon prochain à la Bête, eh bien il se peut que je pleure, et ma colère est moins alimentée que ma pitié, et s’éteint, et je suis dans la fureur contre moi, qui suis bien obligé d’admettre que j’abdique ce que je dois, ce que je me dois. Mais s’il arrive que même la pitié meure ? Il est effrayant de constater alors qu’on vire à l’indifférence, qu’on se retourne dans cette pourriture comme dans son lit, d’un côté puis de l’autre, comme une immondice, une charogne, bien morte mais qui bouge — par la grâce des vers. »

     

     Pierre Lafargue

     L’Honneur se porte moins bien que la livrée

    William Blake & Co. édit., 1994

  • David Collin, « Les cercles mémoriaux »

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    David Collin, Chauvigny, 20 ans de L'Escampette, 4 mai 2013 © CChambard

     

    « “Avec celui qu’on a décidé de devenir… ” Cette phrase tourna longtemps dans ma tête. Quelque chose m’attendait, c’était là, ça perçait, ça gravitait autour de moi avant de poursuivre son chemin, avant de creuser plus loin.

    Et puis tout a disparu.

    Je me suis réveillé dans un monde nouveau, aux côtés d’un homme que je ne connaissais plus. Moi-même, dépouillé de tout ce que j’avais reconstruit. Je me transformais. Je m’interrogeais sur le passé. Je me métamorphosais en me retournant sur l’inconnu que j’étais devenu.

    Depuis que des bribes de mémoire étaient apparues, j’effectuais un double mouvement de perte et de retrouvailles. Dans une danse alternée. Au fil de mon immersion, deux images ou deux idées de moi-même, de ma personnalité se superposaient. Celui que j’avais été autrefois reprenait peu à peu sa place. Il s’infiltrait de partout, il menaçait. Mais s’agissait-il vraiment d’une menace ? J’avais deux missions. Résoudre les contraires, et concilier celui que j’avais été avec celui que je devenais — et qui n’était pas étranger à celui qui avait été. Des mouvements circulaires et parfois contradictoires balayaient mon esprit en tous sens. Ils parcouraient l’espace à la recherche d’un objet perdu.

    Comment retrouver ce qu’on ne connaît pas ? »

     

    David Collin

    Les Cercles mémoriaux

    L’Escampette, 2012

     

    Vingt-deuxième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Lionel Bourg, « La croisée des errances »

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    Lionel Bourg

    La croisée des errances (Jean-Jacques Rousseau entre fleuve et montagnes)

    Dessins de Géraldine Kosiak

    La Fosse aux ours

    184 p. ; 16 €


    « La vie que l’on choisit — qu’on assume — n’est pas indifférente, pas autonome de notre perception de la souffrance comme de l’iniquité régnant parmi les hommes » écrit page 126 le meilleur camarade de Jean-Jacques qu’il me fut permis de rencontrer. Je suis fidèle à Jean-Jacques depuis l’adolescence, à Lionel* depuis notre grand âge. Et voici que depuis sa terre Lionel Bourg nous écrit son affection pour le marcheur qui jamais sans doute depuis qu’il écrivit son œuvre ne fut plus « moderne » , en plein dans l’actualité peu réjouissante de notre monde dont on dirait qu’il l’a anticipé. Ici nous suivons Jean-Jacques dans son incessant voyage, dans ses nuits à ciel étoilé, aux côtés de ses femmes — c’est compliqué —, dans son inlassable construction. Aimer et être aimé, trouver un havre de paix, une île — Saint-Pierre**­ —, marcher, penser, écrire, « En lui, cela gigote. Grogne, bouillonne. Quelque animal chafouin le ronge. Sa santé décline. La jeunesse l’abandonne. Il ne balancera plus : l’intelligence que l’on a du réel ne peut être que sensible ». Et la conscience sociale, très tôt, « fidèle à ses frères les plus pitoyables », alors qu’on brûle ses livres à Genève, lui, le solitaire, sans perruque, en manteau oriental et bonnet, sans montre, « jamais très content, ni heureux […] il ne répudie ni convictions ni songes ». On l’aime Jean-Jacques qui ne recule pas, qui écrit sur des cartes à jouer et qui marche — « L’espace qu’il dépeint garde partout la mesure de son pas. » — et l’on se glisse dans ce carnet de route pour un voyage interminable et salvateur en compagnie de deux bons camarades.

     

    Claude Chambard

     

    * Oui, Michel a raison : «  Il fallait bien que tu le fasses, un jour, ce bouquin. »

    ** regarder à ce propos le passionnant DVD du film de Christian Baudillon et François Lagarde. : Entretiens de l’île Saint-Pierre, dialogue entre Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Christophe Bailly, édité par Hors Œil, 2006


    Cet article a paru initialement dans CCP 24

    2ème semestre 2012

  • Anne-Marie Garat, « Nous nous connaissons déjà »

    madonna+del+parto+particolare+2.jpg« La Madonna del parto, disait Enzo, tandis que nous roulions à grande vitesse sur l’autoroute nocturne, n’est certes pas la seule, mais une des rares qui présente ainsi la grossesse de la Vierge, encore tire-t-elle, dans les autres modèles, son manteau virginal sur son ventre ou y noue pudiquement la ceinture mariale, alors qu’ici elle l’expose avec orgueil au regard, mais assurément elle est la seule d’un format de fresque aussi monumental, d’une posture altière et mystérieuse telle qu’elle n’a pas manqué de saisir l’ingénieur venu d’Arrezo, à la fin du xixe siècle, inspecter un vieux puits du village et qui, en cette occasion, la redécouvrit par hasard, négligée puis oubliée qu’elle était dans son sanctuaire, presque aussitôt que peinte par Piero, en dépit de sa grande réputation, cependant elle y demeura, à travers les vicissitudes du temps, épargnée par une destruction de l’édifice qui concerna la nef et non, providentiellement, le chœur où elle était peinte. On ne peut que s’étonner de la pérennité miraculeuse de cette œuvre à la gloire de la maternité divine, même si l’on sait que les femmes venaient dès le haut Moyen Âge en pèlerinage à cet endroit pour avoir un enfant, soit que de très ancienne date un ruisseau proche, nommé Momentana, ait suscité la croyance profane en la fécondité instantanée de ses eaux de source, soit qu’une statue votive en bois de la chapelle ait relayé cette dévotion locale, et la mère de Piero était elle-même originaire de ce village, mais on ne sait si celle-ci inspira le peintre ou bien la longue tradition du lieu, ainsi les hommes perdant les raisons qu’ils ont de croire reportent-ils de manière immémoriale la ferveur de leur espérance sur des objets qu’obscurément ils savent dignes d’elle. Quelles que soient les fictions, les légendes ou les rêveries qu’ils engendrent, que ce soit le ruisseau, la Vierge de bois ou la mère de Piero, la maternelle puissance d’une prière est constante en ce lieu depuis des siècles. Surtout, disait-il encore, elle a ce geste sans pareil, qui a tant fait couler d’encre, par lequel elle désigne ostensiblement la place de sa maternité, les doigts de sa main droite bizarrement disposés, en une prise paradoxale, qui à la fois écarte et referme, désigne et confisque la fente que son ventre gros d’enfant ouvre sur un jupon blanc, devant lequel nous sommes comme les petits enfants posant, dans leur besoin acharné de connaissance, avec ingénuité, avidité et constance, sans toujours la formuler, la plus vieille question de notre humanité : d’où viennent les enfants, de même que sous des formes de pensée dissidentes nous spéculons et bâtissons des équations apparemment lointaines qui reviennent pourtant à la même interrogation vitale, à laquelle nous avons trouvé les réponses de la raison sans en réduire l’énigme, et s’il y a toujours une mère pour désigner son ventre, la paternité reste sans solution, insolubles la conception et ses voies spirituelles. C’est le génie de Piero que d’avoir résumé dans cette œuvre ce que toute une vie s’épuise à formuler, en une image d’art qui comme toute image d’art n’est que la place où s’absente le monde pour se représenter. bourne148_parto_0397.jpgMais plus encore que la main de la Madone c’est son regard pathétique qui donne la direction, disait Battistini, ce regard oblique et baissé qu’on connaît aux Vierges de la Renaissance, Piero en a trouvé ici l’expression sublime, car ce qui bombe sa paupière, alourdit son arche sur le globe oculaire, le savent les neurologues, c’est l’action des nerfs proprement “pathétiques”, l’unique paire des nerfs crâniens, parmi les douze qui commandent les muscles de l’œil, les seuls à avoir pour fonction de contrôler cette position du regard oblique, intense, porté vers le bas et sans objet que de désigner, dans le même axe chez les Vierges de Memling comme de Lorenzetti, cette place ineffable de soi, qui est le secret de la gestation, le secret de l’incarnation, vers lequel il plonge comme dans l’insondable de l’âme, regard d’absence au monde et si pénétrant qu’à éviter le nôtre il nous invite plus instamment à y méditer, à entrer dans le tragique imaginaire maternel. D’intuition les peintres, bien avant les anatomistes, ont compris que ce regard pathétique absorbe le cercle optique de l’horizon terrestre et le focalise en un seul point, d’attente et de remémoration, disait la voix de Battistini, assourdie par le ronronnement du moteur et le chuintement d’un coulis d’air dans un interstice de vitre baissée qui colmatait mes oreilles et appesantissait mes paupières comme dans les instants qui précèdent l’endormissement, et je me suis demandé plus tard s’il m’avait vraiment raconté tout cela, ou si ma pensée, vagabondant tandis qu’il parlait, accompagnait son discours d’un songe éveillé, où me devenaient intelligibles les sensations confuses et violentes du bref instant passé devant la Madonna del parto, et sur la petite route du domaine devant le paysage de la Résurrection qui, rassemblant ce que j’ignorais savoir de moi-même ce soir-là, et comme le disait Laura devant le monument aux morts du village désert, m’avait fait sauter le pas, et commencer à vouloir me souvenir. Ainsi, disait peut-être encore la voix sourde de Battistini, les hommes savent-ils que toute création exige un lieu retiré de songerie sauvage où ne s’opposent plus, mais s’échangent et se marient, la raison logique et l’intuition, se fabriquent les opérations imaginaires par lesquelles ils consolent, à défaut de guérir, la désespérante condition humaine, aussi le regard oblique et bas de la Madonna del parto donne-t-il à qui entre là, si ignorant ou savant soit-il, dans ce sentiment mêlé d’angoisse et de paix, la conviction qu’elle parle sa langue intime à tout un. »

     

     Anne-Marie Garat

     Nous nous connaissons déjà

     Coll. Un endroit où aller. Actes Sud, 2003

     Rééd. Babel n° 741, 2006

     

     

    Troisième page consacrée à la Madonna del Parto

    de Piero della Francesca.

  • Christian Garcin, « Piero ou l’équilibre »

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    « J’aime ces visages. Il y a dans celui de la Marie-Madeleine de la cathédrale d’Arezzo une sensualité un peu hautaine qui force l’attention. Les cheveux sont encore mouillés d’avoir lavés les pieds du Christ. Ils tombent un à un sur les épaules. Le corps est robuste. De sa main droite Madeleine soutient un pan de son manteau. C’est un rouge chaud qui domine, le rouge du manteau et celui, ténu, de la chair.

    Ailleurs, un visage et un geste similaires. Deux anges en miroir écartent les pans d’un baldaquin damassé sous lequel se détache la Madonna del Parto, la Vierge de l’enfantement. Cette Vierge fur longtemps l’objet d’un pèlerinage annuel de la part de femmes enceintes, ou désireuses de l’être. Toujours ce visage sain, hautain, réfléchi. La robe bleue est entrouverte. Tandis qu’elle nous fixe, elle montre de sa main droite la fente de la robe, sous laquelle l’Enfant croît à l’abri du monde.

    Pour cette représentation de la divine maternité, on dit que Piero aurait choisi le visage de sa propre mère. C’est à peu près celui de Marie-Madeleine. “Un pur moment de noblesse paysanne” écrivait Longhi. Toutes deux sont vierges d’inquiétudes et rayonnent d’une calme solennité. Une autre Vierge exprimera la même dignité, et de ses deux mains accueillera les dévots sous un manteau bleu, autour d’une robe rouge. Cet élargissement du geste avait permis à Piero de résoudre l’épineux problème du fond doré imposé par les commanditaires de l’œuvre : le manteau ainsi écarté revêtait la fonction d’une abside et rassemblait les fidèles à l’intérieur d’un espace réel. Il s’agit de la Vierge de la Miséricorde, peinte vers 1460 à Borgo San Selpolcro. Les visages des dévots sont peints sous plusieurs angles. On dit que l’un d’eux, que l’on voit de face à droite de la Vierge, serait un autoportrait de Piero della Francesca.

    La Madonna del Parto, Marie-Madeleine, la Vierge de la Miséricorde : les trois visages témoignent d’une même vigueur hautaine et sensuelle. Les gestes, les moues, les attitudes se répondent. Il est possible que Francesca mère de Piero, disparue en 1460, ait été un modèle. Il est possible aussi que Piero n’ait jamais su que sa mère lui était un modèle. Il est même possible que toujours nous ne peignions, écrivions, composions, qu’autour des mêmes visages d’enfance, des mêmes terreurs, des mêmes émois rejetés dans les limbes de nos mémoires. Peut-être ne cessons-nous de rêver qu’une femme de ses cheveux nous frotte les pieds, une femme dont le visage serait comme le reflet d’un visage lointain. Peut-être sommes-nous à la fois l’être qui croît sous le manteau d’une vierge et les fidèles rassemblés sous ce même manteau. La vierge alors fait signe, ouvre ses bras, et nous courons nous agenouiller — car l’agenouillement est la position verticale la plus proche du blottissement, et le blottissement la seule position vivable de toute éternité. »

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    Christian Garcin

     Piero ou l’équilibre

     L’Escampette, 2004


     

    Deuxième page consacrée à la Madonna del Parto

     (& un peu plus) de Piero della Francesca.

     

  • Michaël Glück, « L’Enceinte »

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    « Elles ont paupières lourdes comme des céréales, toute l’eau du paysage dans les yeux, ce voile du regard qui épouse la montée des brumes. Elles sont épouses des eaux, elles, les fertiles, les fécondes. Elles ne disent pas la Peinture, elles vivent ; elles ne commentent pas l’œuvre, elles œuvrent, elles ouvrent, elles s’ouvrent vers les mots venus du dehors, elles s’ouvrent au texte qui s’est écrit au-dedans dans cette matière de la langue. Elles ne disent pas la géométrie reflet de la cosmométrie, elles ne mesurent pas la terre, elles sont la terre et comptent les mois et les jours, l’éclosion des mots dans le ventre. Elles savent, d’une mémoire aussi sûre que les engendrements, l’épiphanie de la langue ; en elles toute langue est annonce. Le ciel est muet pour que parlent les corps. Elles ne s’interrogent pas sur la virginité, moins encore sur l’Immaculée Conception. Elles ont couru, jeunes filles, avec les jeunes gens de ce village ou des villages voisins, le long des rives du Cerfone, elles s’y sont baignées avec eux selon un rite très ancien. Elles ont parlé pour que les mots de l’amant viennent en elles. La pureté, l’impureté de la conception ne les préoccupent pas. Elles ne lisent pas la Madonna del Parto comme un traité de la Cité de Dieu. Elles sont la Cité qui s’accroît entre deux anges dont les couleurs se croisent ; le bien, le mal. La main gauche patiente sur la hanche, de ce même geste qu’elles ont entre le labeur du corps et les travaux des champs. Elles portent, elles aussi, la sainteté comme un panier sur la tête. Elles sont altières, sans être jamais hautaines. Celle qui marche, la Gradiva, pèse de son poids d’eau debout dans le sillon ; elle est la Gravida.

    Regarde-moi, dit-elle. Vois d’où tu viens, de quelle beauté tu as pris jours et nuits. Ta tête est mémoire du ventre. Souviens-toi. »

     

     Michaël Glück

     L’Enceinte

     Cadex, 1993, rééd, 2010

     

    Première page consacrée à la Madonna del Parto

    de Piero della Francesca.

  • Lambert Schlechter, « La trame des jours »

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    Lambert Schlechter sur le marché de Chauvigny le 4 mai 2013 © : C. Chambard

     

    « En été, les corolles du lotus se ferment le soir pour se rouvrir à l’aurore. Chen Fou raconte que Yun, sa femme, avait coutume d’enfermer une pincée de thé dans un sachet de gaze qu’elle plaçait au cœur de la fleur. Elle le reprenait le lendemain matin, et le thé ainsi préparé, à l’aide d’eau de pluie réservée à cet usage, avait un parfum d’une exquise délicatesse.*

     

    Chen Fou et Yun, à une table un peu plus loin ; tendres et souriants, buvant côte à côte un thé très chaud. Yun prend la tasse dans deux mains et boit de petites gorgées. Elle se tient très droite, cela met en valeur ses jolis seins. Chen a des lunettes assez fortes, fume, regarde Yun, sourit. Yun a des tresses qui partent du haut de la tempe vers la nuque où elles sont ramassées avec un nœud de tissu gris. Je regarde Chen & Yun — et je suis heureux qu’ils soient heureux. Quand ils font l’amour, ils sont calmes et tendres. (à l’aéroport de Londres) [Cahier Terminal Two’, octobre 1993, note N° 7] »

     

    *Chen Fou, Récits d’une vie fugitive, Gallimard, Connaissance de l’Orient, dans le chapitre Les petits agréments de l’existence

     

     Lambert Schlechter

     La Trame des jours —Le Murmure du monde 2

     Éditions des Vanneaux, 2010

     

     Lire du même auteur, Lettres à Chen Fou, L’Escampette, 2011

  • Georges Perec, « 56 lettres à un ami »

     

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    La quille bordel la quille !

     

    La Q b la Q et variantes scandent une grande part de ces 56 lettres à Roger. Une matière typographique et sonore qui donne — parmi autres abréviations, jeux de mots, etc. — une visibilité non seulement à l’espace de la lettre — correspondance — manuscrite ou tapuscrite, mais aussi à la lettre, au dessin, à la page, à l’espèce d’espace qui est ainsi montré et que le bleu du ciel à soigneusement restitué — en prime un cahier central en fac simile.

    Georges Perec fait son service militaire au 18e régiment de parachutistes à Pau de 1958 à 1959 — les lettres commencent en 59, il a 23 ans, et se terminent après son retour à la vie civile et son mariage avec Paulette, leur vie en Tunisie, et le retour à Paris, la dernière est datée d’un jeudi de 1968 ou 1969 — il a alors déjà publié Les Choses (prix Renaudot), Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour et Un homme qui dort et écrit La Disparition (paru en 1969).

    Comme l’essentiel des appelés, il s’emmerde et il l’écrit. Il lit, il va au cinéma, il écrit à ses amis, et à Roger en particulier, à propos de tout et de rien, mais son obsession c’est la revue qu’ils envisagent de créer, « La Ligne Générale » — qui est aussi un film de Sergueï Eisenstein sorti en 1929 — qui ne verra pas le jour et c’est bien dommage. Le ton est assez potache, léger, drôle, désespéré parfois — souvent — volontiers constitué d’abréviations et de gros mots. Quand il a une perm’ il va voir Henri Lefevre à Navarrenx ou Paul Bénichou à Orthez.

    Déjà Perec écrit, on le sait, déjà la littérature l’a accaparé, déjà elle est au centre de ce qu’il envoie à ses amis. Il exprime ses animosités — Sollers, Barthes, l’essentiel du Nouveau roman, nombre de revues… — et aussi bien ses affinités, ses lectures, les films qu’il voit — un leitmotiv : Hiroshima mon amour —, bref ce qui le constitue en ce temps où la guerre en Algérie n’est pas terminée et qu’après tout il pourrait bien y être, il saute en parachute, il tape à la machine, il tamponne des documents : la vie ordinaire d’un bidasse ordinaire qui échappe au pire, tire des plans sur la comète, engueule ses amis, fait des fiches pour la revue, ne sait pas encore qu’il va entrer à l’Oulipo — mais le lecteur voit tous les éléments favorables se mettre en place — compte les jours ­— la Q b la Q —, écrit, commence le travail qu’il accomplira bientôt : « Nous cherchons dans l’œuvre un signal, une annonce, une résonance, l’écho du combat que nous entendons mener. C’est tout. ». On pourrait citer sans fin. Il faudrait citer sans fin.

    Perec au commencement vaut pour Perec, vaut pour ce qui va advenir et que nous connaissons mais dont nous n’avions jamais pu lire la genèse. Voilà qui est fait et c’est passionnant de bout en bout.

     

    Claude Chambard

     Georges Perec

     56 lettres à un ami

     Préfaces de Claude Burgelin et du destinataire des lettres

     Le bleu du ciel

     128 p. ; ill. ; 20 €


    cette recension a paru originellement dans CCP n° 24, automne 2012 

  • Claude Margat, « Matin de silence »

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    Claude Margat lisant Matin de silence à Chauvigny ce 5 mai 2013

     

    « ici

    en ne regardant rien que l’air

    on change aussi de ciel

     

     

    en changeant de ciel

    on change de vue

     

     

    en changeant de vue

    on change de pensée

     

     

    en changeant de pensée

    on change tout naturellement de vie

     

     

    voici par conséquent

    l’heure de l’écoute profonde

    le ciel noir du silence

    où se mesure chaque pas

     

    un reflet du passé

    confirme le présent

     

    le présent confirmé

    offre au doute une issue

     

    le monde et l’illusion

    peuvent se reconstituer

     

    transformée l’étendue se donne

    mais l’œil qui l’examine

    s’est une fois encore

    perdu de vue »

     

    pages 34 & 84 du livre

     

     Claude Margat

     Matin de silence

     Préface de Bernard Noël

     L’Escampette, 2011


    http://www.dailymotion.com/video/xgmiql_claude-margat_creation#.UYjWnIIRJVc

     

    Vingt-et-unième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Alberto Manguel & Claude Rouquet, « Ça & 25 centimes »

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    « — CR. Il y a deux démarches différentes. Il y a ce que tu expliques bien, que tu dénonces d’une certaine façon, l’éditeur qui exige de l’auteur un produit manufacturé qui correspond à la demande du marché à un moment donné. Alors, il va lui dire : “Il y a trop de pages, il n’y en a pas assez, etc.” Et puis, il y a l’éditeur qui parle avec l’auteur, qui éventuellement donne des avis, voire même des conseils, mais en dehors des contraintes commerciales.

    – AM. Dans notre relation d’auteur à éditeur, je pense que ce que tu dis très souvent est essentiel. Tu n’es pas un éditeur abstrait, tu es l’éditeur de L’Escampette et L’Escampette publie certains livres et ne publie pas d’autres livres. Ce n’est pas que ces autres ne seront pas publiés ou ne sont pas bons, c’est tout simplement que ce ne sont pas les livres que Claude Rouquet choisit pour L’Escampette. Donc, sachant cela, le dialogue est beaucoup plus facile. Il est évident que tu vas aimer certaines choses que je n’aime pas et vice versa… Tandis qu’avec certains éditeurs c’est contraignant. Ils ne disent pas “C’est moi qui n’aime pas !”, mais : “Ceci est mauvais, ceci est bon !” Je pense qu’il est essentiel de revenir à cette double liberté. Celle de l’éditeur de choisir et celle de l’écrivain d’écrire ce qu’il veut ! Bien que Borges disait qu’un écrivain n’écrit que ce qu’il peut !

    On arrive à un point très important, sur lequel j’insiste à chaque fois que je dois parler de ce thème, qui est que la littérature n’est pas une histoire de réussite. Ni la littérature ni l’art en général, ni les activités intellectuelles créatives en général. La réussite n’a pas sa place dans le monde de l’art. Au contraire, c’est ce que nous appelons les erreurs qui font pousser, qui portent en avant l’imagination. On peut dire : “Ça c’est raté. Ce n’est pas du tout ce que je voulais faire mais je l’ai réalisé quand même.” Et il a quelque chose derrière qui fait que cette création a son importance ! Évidemment, ce raisonnement va à l’encontre de toute démarche commerciale ! Il est essentiel, je me répète, d’insister à chaque occasion : “La réussite ne m’intéresse pas !” Le concept en lui-même est inadmissible dans le monde de l’art. Nous pouvons nous en sortir en trichant. Par exemple, on dit que Le Nom de la Rose, ce livre qui se vend si bien, est une réussite. Il est bien écrit, c’est un roman bien construit. Et on oublie bien sûr que Eco a écrit une narration compliquée sur le Moyen Âge avec des citations en latin. Quelque chose qu’on décrirait aujourd’hui à un éditeur pour se faire traiter de fou ! Donc il faut tricher. Il faut essayer de convaincre l’éditeur que c’est quelque chose qui peut se vendre. »


    ÇA & 25 centimes

    Conversations d’Alberto Manguel avec un ami

    L’Escampette, 2009


    Vingtième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Alexis Pelletier, « Comment quelque chose »

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    « Je regarde la nuit

    les nuages et je ne sais pas ce qui tremble

    au lointain

    les arbres ou le désir

    et je ne sais pas te répondre

    je ne sais pas dans le monde ce qui est possible

    et comment l’affirmer

    il y a c’est sûr une obligation

    dans les mots

    celle d’une écoute

    il y a toujours la crainte que celle-ci

    ne rende sourd à d’autres ouvertures

    il y a aussi la volonté d’être avec

    les mots dans l’acceptation du monde

    et de toutes ses horreurs

    ou plus exactement le fait que le refus

    soit une part prégnante de l’acceptation

    d’être au monde avec la volonté

    de chanter celle-ci

    par des rythmes inégaux ou non

    en suivant le vol des oiseaux

    les jardins de Chaumont-sur-Loire

    les poèmes d’Anna Akhmatova

    ceci même qui fait que chaque mot

    est une ouverture

    une chance plus vaste que le monde lui-même »

     

     Alexis Pelletier

    Comment quelque chose suivi de Quel effacement

    L’Escampette, 2012

     

    Dix-neuvième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

    Demandez le programme : http://www.livre-poitoucharentes.org/fichiers/Escampette_programme_mai-2013.pdf

    Dernière minute Julie Proust-Tanguy ne sera pas des nôtres. Nous le regrettons et lui souhaitons le meilleur.

  • Allain Glykos, « Aller au diable »

    allain glykos,aller au diable,l'escampette,claude chambard

    Allain Glykos – le crétois de Talence comme ils disent au football –, nous donne depuis bientôt vingt ans régulièrement de ses nouvelles et, le plus souvent, par les bons soins de Claude Rouquet l’éditeur de l’Escampette qui a quitté Bordeaux pour le calme et les paysages de la Vienne.

    L’œuvre se fabrique ainsi sous nos yeux, sur le thème – souvent – de la famille, des rapports aux autres, aux siens, aux proches. Ainsi de Parle-moi de Manolis, du Silence de chacun, d’À proprement parler, de Faute de parler… avec cette persistance d’expressions communes dans le titre. Aller au diable en est une belle. Le plus terrible avec Allain Glykos c’est qu’en prenant l’expression au pied de la lettre justement, il en tire la substantifique moelle pour nous montrer ce que nous sommes – et dont il ne s’exclut pas, loin s’en faut.

    Donc, Aller au diable. Allons-y.

    Antoine – ou François, ou Gustave, mettons–, fils d’Étienne cafetier et gendre de cafetier à l’enseigne du Petit Paris, admirateur de Paul Lafargue et de Jules Guesde,  précurseur de l’ascenseur social – tout ceci se passe fin XIXe, début XXe –, peseur de mots comme pas deux et père ambitieux… Antoine, donc, est un petit gars formidablement intelligent, qui aime bien les gambettes des clientes – et même des clients, il n’y aurait rien de sexuel là-dedans – au point de les reconnaître au premier coup d’œil, un petit gars qui passe des heures à diriger des colonnes de fourmis, à contrarier leur progression – le voilà « commandant des fourmis ».

    Les ambitions de papa, envoies Antoine au Lycée, à l’internat. Il a le soutien de l’instituteur, certes, mais il perd les jambes, les chaussures, les fourmis, et comme il est fort en thème – comme on dit –, il se taille une bien mauvaise réputation auprès de ses condisciples, fils de bourgeois pour l’essentiel – « Pour qui il se prend ce fils de cafetier ! ». 

    Il obtient son bac – la fiertié de papa ce jour-là… – l’année du cuirassé Potemkine – ça nous met en 1905. Du passé faisons table rase – qu’ils chantaient ! –, voilà ce qui lui paraît évident, seulement voilà, lui il a lu ça chez Descartes. Faire table rase de tout ce qu’il avait appris dans ce maudit Lycée pour commencer. Faire tabula rasa.

    Et ça pour faire table rase, il va l’araser la table. Il part. Il laisse tout. Il marche devant lui. Il croise une femme – Madeleine, jeune et jolie, tirée à quatre épingles, enfileuse de perles de profession, spécialisée en couronnes mortuaires – elle le suit, comme un chien… comme un chien qui lèche la main de son maître. Il la possède sans joie, peut-être sans plaisir, il s’absente. Du monde, de lui-même. Il n’est plus là. Il marche, il marche, il va au diable.

    Dans les marais de Charente-Maritime, il croise un Courbet sur le motif, il colle de plus en plus à la vase, il s’y enfonce, Cet ensauvaginement, cet oubli – oublier devient le vrai moteur de son existence –, cette marche éperdue dans les crassats comme autant de charniers – allusion nette à la série de photographies de Jean-Luc Chapin sur des champs de tournesols dévastés –, avec les mots et les livres comme pires ennemis, devient une quête absolue du vide, alors que Madeleine elle, dans les mêmes pas, est engagée dans une éperdue quête du plein, du savoir.

    Ce roman, rompt, paradoxalement beaucoup moins qu’il pourrait paraître, avec l’œuvre antérieure. Pour la première fois sans doute Allain Glykos tient les siens à distance et cette façon de faire le révèle peut-être encore plus, encore mieux. Cette œuvre là est-elle le début de quelque chose, la fin de quelque chose… en tous cas, elle montre, comme jamais, à quel point Allain Glykos est un écrivain de premier plan qui demande à ses lecteurs toute leur attention. Pour la première fois, également, la portée politique du travail d’écriture d’Allain Glykos est nette et sans arrière-pensée. « Le soleil n’a que la largeur d’un pied d’homme » dit Héraclite, Glykos et Antoine en sont la preuve noire et rouge. « Je vais où je suis, je suis où je vais. » Oui.

     Claude Chambard


     Allain Glykos

     Aller au diable

    L'Escampette

     14x20,5 ; 128 p. ; 14 € ; isbn : 978.2.914387.90.3

    Cette recension a paru originellement dans Lettres d'Aquitaine, en 2007



    Dix-huitième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette