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1991

  • Claude Esteban, « Compartiment C, voiture 293 »

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    Edward Hopper, Compartment C, car 293, 1938, Collection IBM, Armonk, New York

     

    « On prend encore le train pour voyager, surtout lorsqu’on est une jeune femme seule. Il y a des trains commodes qui partent en fin d’après-midi et qui vous laissent, le soir, déjà loin des grandes villes, dans de charmantes gares de province. On peut ainsi, sans vraiment se fatiguer, rejoindre sa famille pour le week-end, et revenir le dimanche, pas trop tard, après avoir embrassé ses parents, sur le quai, dans une gentille station en briques rouges. Il y a des compartiments pour dames, où une dame peut lire sans être dérangée, ou bien regarder tout simplement le paysage. Mais la nuit tombe vite, et il vaut mieux feuilleter un magazine pour dames que l’on a acheté avant de partir et qui est plein d’articles intéressants pour entretenir son jardin ou se faire friser les cheveux. Ce sont des compartiments très agréables, presque des salons. Les banquettes sont en velours vert avec de gros accoudoirs sur l’allée centrale. Dans l’angle supérieur, il y a une lampe avec un abat-jour blanc, presque une lampe de chevet. La lumière qu’elle diffuse est douce. Sur le dossier, la housse blanche est toujours très propre. Les employés doivent la changer tous les jours, peut-être même à chaque voyage. C’est presque comme si l’on était chez soi, avec quelque chose en plus, le paysage qui bouge, un pont de pierre que l’on aperçoit, juste un instant, à travers la vitre. On peut croiser les jambes, mais il est préférable de garder son chapeau. Une autre dame pourrait venir s’asseoir en face de vous, une dame un peu âgée, très convenable. On parlerait alors avec elle, après un moment, par courtoisie. On dirait que l’on apprécie cette couleur vert pâle des fauteuils, qu’elle est reposante, même si, pour sa part, on aurait choisi le rose. On parlerait peut-être aussi du temps. On regretterait qu’il fasse si chaud, en fin d’été, dans les grandes villes. On dirait qu’on aimerait vivre à la campagne, dans une ferme, avec des animaux. On a gardé son chapeau, on est seule dans le compartiment. Le temps passe. On a presque fini de lire cette revue. Il ne reste plus que les mots croisés. On préfère regarder dehors, même si la nuit est tombée. On distingue parfois, très vite, des maisons éclairées dans la campagne. On pourrait y vivre. Ce sont des fermes en bois, avec des clôtures blanches. On y élèverait des chevaux. Un homme va entrer dans le compartiment. C’est le contrôleur. Il a un uniforme et une casquette. C’est un Noir. On lui demandera l’heure à laquelle le train doit arriver à la gare où l’on va descendre. On demandera aussi s’il a du retard. L’homme répondra poliment. Il dira que tout va bien. Il se permettra de demander à la jeune femme si elle désire un autre magazine. Il en a quelques-uns de disponibles ce soir. Il y a très peu de voyageurs. Beaucoup de gens, maintenant, se déplacent en automobile. Elle dira qu’elle adore le train. L’homme sourira. Elle consulte sa montre, elle garde les jambes croisées. Elle a encore un peu de temps devant elle. Son chapeau lui va bien sur ses cheveux blonds. Elle a des joues rebondies, presque enfantines. »

     

    Claude Esteban

    Soleil dans une pièce vide

    Flammarion, 1991