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  • Han Shaogong, « Pa Pa Pa »

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    DR

     

    « À sa naissance, il dormit deux jours et deux nuits de suite sans ouvrir les yeux, sans manger ni boire. Son visage de mort effraya ses proches. Il ne poussa son premier cri qu’au bout du troisième jour. Lorsqu’il fut capable de se traîner par terre, il apprit à devenir un homme en subissant les moqueries des habitants de son village. Il sut très rapidement dire deux choses : l’une était “papa” et l’autre “putain de maman”. La dernière était un juron bien sûr, mais dans la bouche d’un enfant, il perdait tout son sens. On pouvait le considérer comme une simple onomatopée.

    Au bout de trois, quatre, puis cinq, sept et même huit années, il ne savait toujours dire que ces deux mots. Ses yeux restaient sans vie, ses mouvements lourds. Sa tête énorme avait une forme étrange. Elle ressemblait à une calebasse renversée qui aurait été remplie d’une curieuse matière faisant office de cerveau. Quand il avait mangé, il partait en se dandinant à travers le village, un reste de nourriture collé au coin des lèvres, la poitrine brillante de graisse. Dès qu’il rencontrait quelqu’un, homme ou femme, vieux ou jeune, il lui adressait familièrement son “papa”. Si la personne le fixait, il clignait les paupières en direction d’un point situé au-dessus de son interlocuteur, se mettait à rouler lentement ses yeux qui viraient au blanc et roucoulait son “putain de maman” avant de se retourner et de s’éloigner. Soulever les paupières lui demandait beaucoup d’efforts comme s’il ne pouvait rouler ses yeux qu’en tendant à l’avance tous les muscles de sa poitrine et de son cou. Tourner la tête lui coûtait autant d’efforts. Juchée sur un cou trop mou, elle pivotait en tous sens comme un moulin à poivre et ne parvenait à se stabiliser qu’après avoir décrit un large arc de cercle. Courir lui demandait encore plus de forces. Ses pas inégaux l’empêchaient de trouver son centre de gravité. Il ne pouvait avancer qu’après avoir incliné la tête et le torse et ne se guidait qu’en levant le regard haut vers ses sourcils. Il effectuait de très grandes enjambées, comme si, au cours d’une compétition, il parcourait au ralenti les derniers mètres le séparant de la ligne d’arrivée.

    On doit toujours avoir un nom, que ce soit pour figurer sur sa pierre tombale ou sur son faire-part de naissance. On l’appela donc Bingzai.* »

     

    * L’avorton

     

    Han Shaogong

    Pa Pa Pa

    Traduit du chinois par Noël Dutrait et Hu Sishe

    Alinéa, 1990, rééd. Éditions de L’Aube, 1995

  • Deszö Kosztolányi, « Le traducteur cleptomane »

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    « Mes amis, un dormeur, c’est quelqu’un qui comprend toujours et toujours pardonne. Un dormeur ne peut jamais être un ennemi. Dès qu’un homme s’endort, il tourne le dos à la vie, à toute haine, toute méchanceté cesse d’exister pour lui, comme pour un mort. Les Français disent que “partir, c’est mourir un peu”. Je ne l’ai jamais cru, car j’aime voyager, et chaque fois que je prends le train, je me sens revivre. Mais dormir, oui, dormir, c’est mourir un peu, et même plus qu’un peu, c’est mourir beaucoup, c’est quitter la vie, celle-ci, en fin de compte, n’étant rien d’autre que la conscience, c’est, pour un peu de temps, mourir totalement. C’est ainsi, l’homme qui dort met bats les armes, rengaine sa volonté à la pointe acérée et malfaisante, et se comporte envers nous avec l’indifférence, en effet, de celui qui depuis longtemps est entré en décomposition. Qui demanderait sur notre terre une plus grande bienveillance ? Pour moi, j’ai toujours exigé le respect à l’égard des dormeurs et jamais je n’ai permis qu’en ma présence on les insulte. “Des dormeurs, ou dites du bien ou ne dites rien”, telle était ma devise. À franchement parler, je ne comprends même pas pourquoi, de temps en temps, nous n’irions pas fêter également les dormeurs, déposer sur leur lit, non pas des couronnes, mais au moins une fleur, pourquoi nous n’irions pas, eux sitôt endormis, organiser un repas de funérailles, un tout petit, rien que pour nous réjouir, nous délivrés alors, pour quelques heures, de leur société trop souvent pesante, trop souvent ennuyeuse, et pourquoi, à leur réveil, nous ne pourrions pas faire retentir de burlesques trompettes d’enfants, saluant par cette fanfare leur résurrection quotidienne. C’est pour le moins ce qu’ils mériteraient. »

     

    Deszö Kosztolányi

    Le traducteur cleptomane et autres histoires (1933)

    Traduit du hongrois par Ádám Péter et Maurice Regnaut

    Alinéa 1985, Viviane Hamy, coll. bis, 1994