Bissière, « T’en fais pas la Marie »
Bissière, Laure Latapie & Louttre B. à Boissiérettes, en 1956
© Luc Joubert
« Maintenant ici tout est vert, même les chênes ont leurs feuilles, la campagne devient vraiment bien agréable à regarder. Le soir quand je mène boire mes vaches, il descend sur la mare une lumière dorée qui se reflète dans l’eau, les vaches ont l’air éclatantes de santé, tout autour de moi est vert chaud, sauf les troncs gris des arbres. Sur tout cela règne une paix profonde, on n’entend aucun bruit, on pourrait se croire aux premiers âges du monde. J’ai toujours rêvé de faire un tableau avec des vaches à l’abreuvoir, c’est vraiment admirable, mais jusqu’ici je n’ai pu y réussir, jamais je n’ai pu donner au pelage des bêtes la luminosité qu’elles devraient avoir, il faudrait qu’elles soient comme pétries de soleil. Je recommencerai, car cela me trotte dans la tête et on a toujours l’espoir de réussir un nouveau tableau mieux que ceux qu’on a déjà essayés. Il faudra d’ailleurs avant de me remettre à travailler que je remette un peu d’ordre dans l’atelier. C’est un invraisemblable entassement de toiles, on ne sait où mettre les pieds, j’en ai pour toute une journée à ranger tout cela de manière à me faire un peu de place.
Il faudrait un atelier grand comme une cathédrale et encore je crois qu’on trouverait moyen de l’encombrer. C’est si agréable de garder sous ses yeux toutes les toiles commencées, on peut les comparer, réfléchir devant chacune d’elles.
Mon grand plaisir, autrefois, c’était le matin en me levant d’aller fumer une cigarette dans l’atelier, en regardant le travail de la veille. Je voyais ce que j’avais fait avec des yeux frais et le bien ou le mal de mon travail me sautaient aux yeux. Après avoir bien regardé, bien réfléchi, je me remettais à peindre avec l’espoir que la journée me serait propice. Elle ne l’était pas toujours, mais le matin suivant je retrouvais mon expérience et je m’y remettais avec des forces neuves. Tout cela est déjà loin et il y a longtemps que l’atelier n’a plus ma visite quotidienne. Mais je crois que ça va revenir et qu’alors je ne penserai plus qu’à ça. D’ailleurs j’ai toujours constaté que je faisais la plupart de mes tableaux entre le mois d’avril et le mois de juillet, c’est toujours là que je travaillais le plus. Braque me disait aussi la même chose, que à cette saison-là qu’il se sentait le plus le cœur à l’ouvrage. L’hiver à Paris je travaillais surtout la nuit, j’avais à ce moment-là le cerveau plus dispos, tandis que, au printemps, je restais toute la journée souvent depuis le matin devant mon chevalet. C’est d’ailleurs peut-être un tort car on finit par se fatiguer et par ne plus voir très bien ce qu’on fait. Matisse prétend qu’il ne travaille jamais plus d’un quart d’heure par jour sur le même tableau, peut-être a-t-il raison et cela permet-il de garder plus de fraîcheur… »
16 avril 1945, lettre à son fils, le peintre Louttre B.
Bissière
T’en fais pas la Marie – écrits sur la peinture 1945-1964
Textes réunis et présentés par Baptiste-Marrey
Le temps qu’il fait, 1994