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  • Anne Carson, « Elle »

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    « Elle habite dans une lande au nord.

    Habite seule.

    Le printemps là-bas s’ouvre comme un rasoir.

    Je voyage en train toute la journée, emportant un tas de livres —

     

    certains pour ma mère, d’autres pour moi,

    dont les Œuvres complètes d’Emily Brontë.

    C’est mon écrivain favori.

     

    Aussi mon plus grand sujet d’angoisse, que je veux affronter.

    Chaque fois que je vais voir ma mère

    je sens que je me change en Emily Brontë,

     

    ma vie solitaire autour de moi comme une lande,

    mon corps gauche arpentant la plaine boueuse avec une apparence de transformation

    qui s’efface quand je franchis le seuil de la cuisine.

    Quel est ce viatique, Emily, dont nous avons besoin ? »

     

    Anne Carson

    Verre, Ironie et Dieu

    Traduit de l’anglais (Canada) et présenté par Claire Malroux

    Série américaine, Corti, 2004

    http://www.jose-corti.fr/titres/verre-ironie-dieu.html

     

  • Bruno Remaury, « Le Monde horizontal »

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    Un paléontologue amateur, un miraculé d’un coup de grisou, Leonard de Vinci, August Sander & Diane Arbus, Jackson Pollock, Christophe Colomb, Reprobus, Marie, Anna, Hans, Isaac, Francesco et quelques autres – histoire et fiction se mêlant heureusement –, Ellis Island, des grottes, des maisons, des trains, des bus, des bateaux, des essais nucléaires… une horizontalité du temps, de l’espace, notre vie en somme, rien de plus, rien de moins, dans les pas de Walter Benjamin qui nous a dit qu’il fallait, simplement, trouver les mots pour ce que l’on a devant les yeux, ce qui n'est pas si aisé. Voici donc une collection de chroniques qui se superposent, se croisent, se rejoignent, se disjoignent, façonnant un présent perpétuel et multiple épatant.

     

    « […] Dans la grotte se scelle le pacte que l’homme passe avec la mort. On imagine ce corps couché près de la grotte, les siens qui l’ornent avant de le brûler, leurs mains qui collectent ossements et débris dans le foyer pendant que d’autres façonnent l’urne d’argile dans laquelle les rassembler avant de ramper dans l’étroit boyau puis de l’ensevelir au cours de quel rituel, chant, psalmodie, cela personne ne le saura jamais. Et on ne peut s’empêcher de penser que cette ornementation faite avec les doigts sur le rebord évasé de l’urne a peut-être été modelée par les mêmes mains dont les contours ornent les parois de la grotte pendant que leurs restes eux-mêmes, phalanges, ossements minuscules et débris calcinés, dorment dans un recoin inexploré de la Salle sépulcrale frileusement blottis dans l’argile sous leur fin drap de calcaire. Et toutes ces mains de rejoindre les autres traces que Félix a trouvées, silex, bifaces, os gravés, comme autant d’humbles curiosités, de souvenirs de fouilles, de détresse de toutes sortes qui composent les archives de l’humanité.

    […] Dans une de ses lettres, Harry dit qu’au long des immenses étendues qu’il parcourt dans ses trajets, il a parfois l’impression de rejouer la longue marche des colons qui, enclos après enclos, piquet après piquet, ont sans cesse repoussé la frontière de leurs aînés afin que s’étendent chaque fois davantage les pâles prairies et les vertes vallées, les mille et une collines de leur paradis démesuré. Une fois même il a vu devant lui, avançant sur le bas côté de l’infinie route américaine, un troupeau de bisons que suivaient quelques Sioux chevauchant des poneys. Il les a dépassés lentement sans qu’aucun d’entre eux n’en paraisse étonné, image immobile, temps indéfiniment étiré, et n’a pas su le soir s’il les avait réellement vus où s’il avait superposé à la chaleur de la plaine et à la monotonie du voyage la photo d’un groupe d’Indiens passant devant un bloc de rocher aperçue quelques jours plus tôt dans un magazine. On dit des routes américaines qu’elles suivent les chemins des colons, eux-mêmes tracés à partir des pistes de chasseurs ayant emprunté celles des Indiens nomades à la suite des voies de migration des bisons. La route américaine est un espace mental fait de lignes et de traces superposées sur lesquelles s’entrecroisent bisons, Indiens, chasseurs, colons, et encore multitude, masses de peuple, populations par millions.

    […] Marie, mais comme tant d’autres de sa génération qui ont fait le saut de ces deux guerres, de ces crises, de ces génocides, de ces empires qui s’effondrent et de ces empires qui se créent, de cette bascule d’un ordre du monde et de l’arrivée massive d’un autre venu de l’horizon, et au fond ils sont nombreux, si auparavant ils prenaient place sur la grande échelle d’August, tous ou presque à la fin se retrouvent dans un de ces mondes en soi que Diane a photographiés, figures qui n’ont pas de nom, marges abandonnées. Et nous tous aujourd’hui encore de n’être à notre tour que des éléments séparés, détachés, moins au centre de quelque chose que dispersés aux quatre coins de l’horizon ainsi que Dieu le fait des peuples qui l’ont offensé.[…]

     

    Bruno Remaury

    Le Monde horizontal

    Éditions Corti, 2019

    https://www.jose-corti.fr/titres/monde-horizontal.html

  • William Carlos Williams, « Paterson »

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    DR

     

     

    «                                       Le manque de livres

    nous conduira parfois en esprit jusqu’aux bibliothèques par un chaud après-midi, si toutefois les livres peuvent nous faire défaut au point d’entraîner notre esprit.

     

    Car il existe un vent ou l’esprit d’un vent

    dans chaque livre qui renvoie la vie

    jusqu’ici, un grand vent qui emplit les conduits

    auriculaires jusqu’à ce que nous croyons entendre le vent

    réel

                                        entraîner notre esprit.

     

    En émergeant des rues, nous brisons

    l’isolement de notre esprit, et nous sommes emportés

    dans le vent des livres, nous cherchons, cherchons

    au gré du vent

    jusqu’à ne plus distinguer le vent du

    pouvoir qu’il a, sur nous,

                                        d’entraîner notre esprit

     

    et dans notre esprit monte

    la senteur, peut-être, des fleurs de caroubier

    dont le parfum est lui-même une vent qui souffle

                                     en entraînant notre esprit

     

    au travers duquel, sous la cataracte

    bientôt à sec

    la rivière roule, tourbillonne

                                        calme jadis.

     

    Épuisé d’avoir, ces derniers mois, cherché

    des rues inutiles, des visages repliés contre

    lui comme le trèfle au crépuscule, quelque chose

    l’a réconcilié avec son

                            esprit   .

     

               dans lequel les chutes invisibles

    tombent et s’élèvent

    et croulent encore — sans fin, croulent

    et recroulent en grondant, reflet

    non point des chutes mais de leur incessant

                                                          tumulte

     

                                      Quelle merveille,

    ma belle que ceux, impuissants, qu’entraîne le vent,

    qu’atteint le feu

                    impuissants,

    un grondement qui (silencieux) submerge les sens

    de sa répétition

                    qui refuse de s’étendre

    pour dormir, dormir, dormir

                                        sur son lit sombre.

     

    L’été ! c’est l’été

     

    -- Le grondement dans l’esprit est

    incessant

     

    Le dernier loup fut tué près de Weisse Huis en l’an 1723

     

    Les livres nous reposeront parfois du

    grondement de l’eau, qui croule

    et s’élève pour crouler encore, emplissant

    l’esprit de son reflet

                                        pierre branlante. »

     

    William Carlos Williams

    Paterson (publié entre 1946 et 1958)

    Traduit de l’américain par Yves di Manno

    Préface de Serge Fauchereau

    Coll. « Textes », Flammarion, 1981, 2e édition, revue et corrigée : Corti, 2005

    http://www.jose-corti.fr/titres/paterson.html

    La version ici recopiée d’un extrait du chapitre III La Bibliothèque est celle de la première édition.
    Nous ne pouvons que conseiller au lecteur de voir l'épatant — culte déjà — film de Jim Jarmusch, Paterson, qui fait très précisément référence au livre de William Carlos Williams & au poète Ron Padgett. Vous trouvezrez, ci-dessous, un lien vers la BA :

    https://www.youtube.com/watch?v=tF19bxM6qh0

  • Peter Gizzi, « Chansons du seuil »

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    Stéphane Bouquet & Peter Gizzi, lecture à Double Change, le 29 mai 2012

    https://www.youtube.com/watch?v=wGBbgC4jzjI

     

    « CLAIR DE LUNE & VIEILLES DENTELLES

    d’après Blakelock

     

    Et quand je suis mort

    j’ai rejoint un clair de lune peint

    vers la fin du XIXème.

    Me voici

    clignant des yeux dans les verts, les violets.

    D’abord un mirage gloussant

    de crépuscule et de peinture.

    Invasion de joie.

    Une couronne de lucioles

    à l’huile blanche autour de moi.

    Lanterne japonaise.

    Mais tant bien que mal

    ce qui quand on est mort

    prend une éternité je commence

    à m’installer dans la picturalité

    et la grâce vive

    des touches légère de lune

    et la vraie profondeur

    de ce clair de lune.

    Argent et vieilles dentelles

    leur relation à la musique

    tous penchés sur la miroir de la nature.

    Mais le centre vide

    de traces blanchâtres

    son air indélébile

     

    arctique et tranchant

    me transperce.

    Je ne suis pas plus

    vivant qu’une toile.

    Pas plus mort que vivant.

    À qui sont ces vents qui divaguent ?

    Quelle mesure sans grâce

    se déroule à mes pieds ?

    Parle monde

    foudroie et brûle

    illumine ton caprice

    qu’accroissaient ces instants.

    Je sais qu’il y a un monde

    là-bas devant. »

     

    Peter Gizzi

    Chansons du seuil

    Traduit de l’anglais (États Unis) par Stéphane Bouquet

    « Série américaine », Corti, 2017

  • Caroline Sagot Duvauroux, « Un bout du pré »

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    DR

     

    « L’arbre

     

    Les livres se présentent et la mémoire y laboure à sa guise, tout s’actualise de sorte que le livre nait au moment de l’histoire où il n’était pas encore lu. Lire c’est revenir sur la terre mais on ignore où vous débarque la mémoire (cet engin) tout près d’aujourd’hui parfois dans le grand hier. Toutes les plantes ne sont pas annuelles ni vivaces ; celle qui sort là que je n’avais jamais vue, élaborait ses sèves, derrière déjà ; c’est là que j’alunis. D’où venais-je ? je l’ignore, j’emporte d’où je viens au promenoir de ce qui vient. »

     

    Caroline Sagot Duvauroux

    Un bout du pré

    Éditions Corti, 2017

    http://www.jose-corti.fr/

  • Rahel Hutmacher, « Fille »

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    © : Mara Meier

     

    COURSE DE VITESSE

     

    Voici ma fille qui arrive, s’arrête devant mon portail et appelle ; j’ouvre donc le portail et lui souhaite la bienvenue. Elle vient chercher ce que j’ai accumulé. Elle vient avec des carrioles et des bateaux.

    Elle dit : C’est donc ici que tu t’es cachée. Cette fois j’ai mis longtemps à te trouver. Mais je ne t’ai pas oubliée. Je n’ai pas renoncé à chercher, et maintenant je t’ai trouvée.

    Ma fille emporte ce que j’ai accumulé, cela ne m’appartient plus. Cela ne m’a jamais appartenu. Quand je suis arrivée ici et que je me suis aperçue qu’elle avait perdu ma trace, j’ai attendu qu’elle me trouve ; vienne me rappeler ma promesse : que rien ne m’appartient, que je ne possède rien. Mais elle n’est pas venue.

    J’habitais ici en paix ; personne ne me donnait d’ordres, personne ne me disait : Donne donne. Je me suis construit un mur autour de cette maison, comme je l’avais appris auprès de l’ourse ; et un portail dans le mur, que je fermais chaque soir, comme je l’avais appris auprès de l’ourse. J’ai mis des choses dans ma maison ; personne n’est venu me les prendre. Je commençais à habiter ; plantais de petits plantes et semais des graines. Grâce aux formules que j’avais apprises auprès de l’ourse, mes arbustes ont poussé vite. Les graines ont donné un jardin, qui fleurissait en été. Personne ne perturbait mon sommeil.

    Un jour quelqu’un m’a demandé à qui appartenait ce beau jardin, cette belle maison. À moi, dis-je sans hésiter.

    Maintenant ma fille me lève les fleurs de mon jardin, m’emporte mes arbustes et la table ; est assise sur mes chaises, mange tout ce qu’il y a dans mes placards. Tu as oublié ta promesse, me dit-elle la bouche pleine. Mais je ne l’ai pas oubliée.

    Elle charge ses bateaux, jusqu’à ce qu’ils enfoncent dans l’eau, des choses qui m’ont appartenu toutes ces années ; qui ne m’ont absolument jamais appartenu. Maintenant elles sont sur son bateau, mon lit, mon armoire, ma table, et paraissent petites et étrangères.

    Tu m’appartiens, dit ma fille et mange toutes les provisions que j’ai portées dans la cave pour l’hiver. Tout ici m’appartient dit-elle et palpe mes vêtements moelleux ; tu l’as promis.

    Je lui porte les tapis sur le bateau. Je ne contredis pas, je ne me défends pas. Comment le devrais-je, comment le pourrais-je, elle a raison.

    La nuit cependant, quand elle dort dans mes coussins, rassasiée de mes provisions et bercée par mon silence accommodant. La nuit je m’en vais. Une fois de plus je laisse tout, une fois de plus je n’emporte rien, car rien ne m’appartient : je lui ai promis. Je m’en vais ; dis la formule pour la vitesse, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse, et cours toute la nuit. Quand ma fille s’éveille le matin et m’appelle, une fois de plus je suis introuvable.

    Je dis la formule pour la pluie, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse ; il se met à pleuvoir, cela efface ma trace. Je cours ; comme la dernière fois, l’avant-dernière fois et toutes les fois précédentes où je lui ai laissé tout ce que j’avais amassé, et m’étais enfuie la nuit en douce, je me sens joyeuse et légère. »

     

    Rahel Hutmacher

    Fille

    Traduit de l’allemand (Suisse) par Fernand Cambon

    Collection Merveilleux (les contemporain) n° 43

    Corti, 2010

  • Caroline Sagot Duvauroux, « Le Vent chaule »

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    © Brigitte Palaggi, 2005

     

    « Alors tout le savoir des manuels et mamelles ne suffit plus à faire signe au passant. Juste on est rongé parfois quelqu’un dit oh ! un fossile. C’est qu’on attend longtemps beaucoup trop de cracher l’encre et c’est petit le temps du jet. On se souvient on se remplit tout entier de se souvenir pour couler la bile après l’encre et croire au flot qui nous fit flux ce jour qu’on était si jeune à aimer les récifs qu’on s’y fit fendre l’âme jusqu’au cul. C’est ainsi qu’on était devenu femme, laissant par distraction son sexe d’homme au rocher. Laissant au rocher le soliloque et la stérilité.

     

    Se dit-on soit récif se dit-on quand les mots ne me trouveront plus que me servira d’être récif au vent debout.

     

    Quand la mer ne viendra plus s’ouvrir sur moi, me limer l’arsis et la douce finale, me poncer le genre et l’accent me faire et défaire le caractère et me creuser l’œil et l’hampe alors d’avoir été récif aussi passera. Se cantonnera dans le mot, le récit du récif.

     

    On s’allonge pour redresser la cambrure du peindre. Ou la morfondure d’écrire. On est recouvert d’oiseaux. Du blanc coule. La lune ? On dit bleu.

     

    On suce de la lumière ou de l’ombre dans un crayon. On a la bouche toute noire à force et pour langue un pilon de langues. Plutôt francophone. Le français n’existe que pour les étrangers depuis le temps de l’école.

     

    Et puis ça arrive. Ça a lieu. Les mots voient quelque chose qu’on ne voit pas. Des cigognes. Du temps commun. Mais y pense-t-on ? Du temps passe.

     

    Il y a des rêveurs terribles, incorrigibles, des enchaînés, des nègres. Et puis un visage rigolard et autoritaire, une folle. Il y a un passage avec des courants violents. Mais que sait-on des maelströms ? qu’aa est un maelström en Norvège mais on l’apprend trop tard, le bateau est à l’eau. C’est par derrière qu’un vent nous traverse. On est branlant. Une cadence. On est sur la méditerranée. On se souvient de la bataille d’Alger sait pas pourquoi. On pense qui perd gagne. Mais quoi ? une seconde. Une belle seconde. Une mouette. On sait que le danger vient de la mer. Et les langues. On pense femmes en méditerranée. On voit des courages. On voudrait rejoindre les balkans. On reste entre des continents. Le vent viendra. On pleure aussi. Les mutilations. Pas de jambes ou la petite tête. Ils ont tranché le frère siamois. Celui qui savait. On est en prison sur la toue de langue. Pont ponton ponton pont. Dessus le temps qu’étions libre poiscaille. On pense à la mer rouge comme à un plat de sang peut pas traverser. On prie ce que chanter ne peut. On pense les chemins ne s’enfuient pas. On nous a perdu l’honneur dans les mornes d’une Martinique. On est un très vieil homme plein de détermination. Plein d’indifférence. Nos os dessineront près d’une roche amérindienne. Quelqu’un passera. Racontera. Ça suffira peut-être. »

     

    Caroline Sagot Duvauroux

    Le Vent chaule suivi de L’Herbe écrit

    Corti, 2009

  • Lorine Niedecker, « Louange du lieu »

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    DR

     

    « J’ai marché

    le jour de l’an

     

    près des arbres

    que mon père disparu avait plantés

     

    régulièrement le long

    de la route

     

    Chacun

                parlait »

     

    Lorine Niedecker

    Louange du lieu et autres poèmes

    Traduit de l’anglais (États Unis) par

    Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès

    Corti, coll. Série américaine, 2012

     

    Avec tous mes vœux pour l’an 2017. Que le pire nous soit évité & que le meilleur nous soit joie.

     

  • Emily Dickinson, « Y aura-t-il pour de vrai un matin »

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    « Je n’oserais pas quitter mon ami,

    Parce que — parce que s’il venait à mourir

    Pendant mon absence — et que — trop tard —

    J’atteigne le Cœur qui me désirait —

     

    Si j’allais désappointer les yeux

    Qui fouillaient — fouillaient tant — du regard —

    Et ne pouvaient supporter de se clore

    Avant de m’“apercevoir” — de m’apercevoir —

     

    Si j’allais poignarder la foi patiente

    Si sûre de ma venue — de ma venue –

    Qu’écoutant — écoutant — il s’endormirait —

    En prononçant mon nom attendu —

     

    Mon Cœur souhaiterait s’être brisé plus tôt —

    Car se briser alors — se briser alors —

    Serait aussi vain que le soleil du lendemain —

    Là où étaient — les gels nocturnes ! » (1861)

     

    Emily Dickinson

    Y aura-t-il pour de vrai un matin

    Traduit et présenté par Claire Malroux

    Corti, 2008

  • John Ashbery, « Le serment du Jeu de Paume »

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    « Le ticket

     

    L’expérience de t’écrire ces lettres d’amour…

    Clôtures inconcluantes, rien, pas même, de l’eau dans tes yeux, l’air de tout et de rien

    Le jardin dans la brume, peut-être, mais l’égocentrisme compense tout ça, les caroubiers en hiver, blanchis

    Sa main ne menant nulle part. La tête dans le jardin, des érables, une souche vue à travers un voile de bouteilles, ruptures –

    Tu n’avais nulle permission d’entreprendre quoi que ce soit, t’efforçant d’exécuter les ordres déments que l’on t’avait donné de raser

    La boîte, rouge, drôle d’aller sous terre

    Et, méfiant sans raison, boue du jour, le plaid – j’étais à tes côtés là où tu veux être

    Là-bas dans la petite maison occupé à t’écrire.

     

    Bien qu’ensuite les larmes aient l’air de putois

    Et position difficile que la nôtre d’illuminer le monde

    D’effroi, enrageant de bouillie, encore la souche

    Et comme toujours par le passé

    Le regard scientifique, parfum, millions, rire géant

    C’était là une échelle mais pas celle de vérités incertaines et innocentes, la branche effleurant –

    Jusqu’à un fossé de vin et cuves, éclaboussant le poster de sang, télégraphe, tout le temps

    Absorbant automatiquement les choses, celles qui n’avaient pas été gâtées, sordides. »

     

    John Ashbery

    Le serment du Jeu de Paume

    Traduit par Olivier Brossard

    Coll. Série américaine, Éditions Corti, 2015

  • Maël Guesdon, « Voire »

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    « Entendre la chose se casse — après tout. Tu sais comment trouver.

    Sortons. Il n’y a pas de refuge, de souvenirs connus. Sortons de tes bras — le sol. Jamais ne recommence.

    La danse se
    ge d’effroi où débute la danse. Juste du temps. Ferme les yeux sur ce qui s’échappe, cela ressemble à toi enfant.

     

     

    Il rentre, devine son ombre. C’est un même couloir pour venir et partir. Le bruit présent : un même couloir pliant le sort à l’extrémité.

    Là — revoir les gestes. Sans forme disent c’est la clé. »

     

     Maël Guesdon

    Voire

     Éditions Corti, 2015

    http://www.jose-corti.fr/titresfrancais/voire-mael-guesdon.html

  • Caroline Sagot Duvauroux, « Le livre d’El — d’où »

    sagot1.jpg« Chaque phrase retombe pour que retentisse le récit. Mais dans chaque phrase il y a beaucoup de phrases suspendues chevauchées coupées qui cherchent au large à fuir l’énoncé.

     

    Palpite encore au dépôt, le sanglot.

     

    Les mots du poème cherchent dans l’affinité avec la chose dont ils se séparent, le retour, la conversion dans la propulsion. Que la chose les expulse, soit, les exile, mais aussi les suinte, les épouse, les jouisse… rosée. Un instantané que révèle l’eau jaillissante. Un baptême de rosée ? La phrase cherche à exister quelque chose plus qu’à exister. Un écho rote sous la phrase les quelques mots qui font la phrase. Les sanglots des rouleaux qui n’aborderont pas. Ça remonte d’un mufle extravagant, ça reflue d’abordage, la langue du sanglot.

     

    Une cantatrice soulève un peuple de clapots. »

     

     

    Caroline Sagot Duvauroux

     Le livre d’Eld’où

     José Corti, 2012